Dina Gorkine

Dina Gorkine, née le 18 février 1925 à Paris (9e), décédée à Paris (3e) le 6 mars 1995.
Alors âgée de 18 ans, elle a été monitrice à la maison d’Espère d’avril à décembre 1943. Sa présence est attestée par des courriers de la jeune femme à son fiancé, des photographies, mais aussi des archives conservées au Mémorial de la Shoah listant les personnels encadrant des centres d’accueil d’enfants à cette période sous l’égide de l’UGIF (Union générale des Israélites de France) et, en l’espèce, de l’OSE (Œuvre de secours aux enfants), dont l’action est clandestine.
Avant Espère, elle a été poste quelque temps à la maison que l’OSE a implantée à Château-Chervix, dans la Creuse, au sein du château de Montintin. Sa sœur Jeanne, son aînée, y a travaillé également.
Une enfance heureuse, et soudain, tout bascule
Dina est la fille cadette de Joseph Ber Gorkine, né à Krementchouk (Russie, aujourd'hui Ukraine), et de Sarah Rebecca Schermann, née à Staszów (Pologne). Le couple a été naturalisé français en décembre 1933. Leurs deux filles sont nées à Paris. Selon le recensement de 1936, la famille demeure au 6 rue Elzévir, dans le 3e arrondissement. Le père est alors « fabricant de vêtements » (son atelier se situe au n° 3), la mère « sans profession », et les deux enfants sont écolières (Jeanne, née en 1920, et Dina, née en 1925). La guerre va bouleverser cette existence d’apparence paisible. Et faire des Gorkine des citoyens proscrits puis persécutés.
En date du 31 octobre 1941, le Journal Officiel publie un arrêté stipulant que l’entreprise Gorkine, dont le dirigeant est désormais dans « l’incapacité d’exercer », est placée sous la responsabilité d’un administrateur provisoire, M. Alfred Georges.
Quant aux frères et sœur du père de Dina, selon les archives disponibles en ligne, ils sont également happés par les événements.
Jacques Gorkine, né en 1901 également à Krementchouk (dans l’actuelle Ukraine), s’est engagé en 1939 dans la Légion étrangère. Il survivra à la guerre. On note par ailleurs que son nom figure dans les documents dits du « fonds Moscou » que l’armée soviétique a saisi à Berlin en mai 1945. On y trouve une liste de juifs étrangers ou non, soupçonnés d’être proches du PCF et surveillés à ce titre par les Renseignements généraux. Cette liste (comme bien d’autres documents émanant du ministère de l’Intérieur) avait été ravie par l’armée d’occupation allemande à Paris et les originaux des listes nominatives, notamment, transmis à Berlin.
Sa sœur Haya-Soura, née en 1896 à Krementchouk, et son époux Isaac-Judas Baranoff, né en 1889 en Pologne, voyageur de commerce de profession, vont en revanche connaître un destin tragique. Le couple, naturalisé en 1938, demeurant rue des Rosiers à Paris, est arrêté au début du mois de juin 1944 et interné à Drancy en date du 8 juin. Tous deux sont déportés par le convoi 76 qui quitte la France trois semaines plus tard, le 30 juin. Ils sont assassinés à Auschwitz aussitôt leur arrivée.
Le benjamin de la fratrie est enfin Georges Gorkine, né en 1906 et décédé en 1992 à Menton, dans les Alpes-Maritimes.
L'incroyable « tour de France » des camps de son père
Le propre père de Dina, pour sa part, a vécu une expérience à la fois terriblement éprouvante mais, au final, quasi miraculeuse. Bien que simple commerçant _ la formulation n’ayant évidemment ici rien de péjoratif _, il est visé lors de la rafle dite des « notables » le 12 décembre 1941. Ce jour-là, les autorités allemandes d’occupation ont initié et opéré, avec le concours de la police parisienne, la première rafle d’envergure en ciblant essentiellement des hommes juifs de nationalité française issus d'une population plutôt aisé, installée et intégrée. Joseph est interné successivement à Compiègne, Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande et de nouveau à Drancy d'où il sortira le 24 septembre 1942. A noter qu’il y a déjà été hospitalisé du 27 juin 1942 au 3 juillet 1942. Il parvient in fine à échapper à la déportation alors que son nom figure sur les listes établies par les responsables allemands de Drancy pour le convoi n° 2 du 5 juin 1942 pour Auschwitz : selon toute vraisemblance, ce salut fut obtenu à la faveur d’une nouvelle hospitalisation. Pour leur grande majorité, les victimes de la rafle des notables avaient été déportées par les premiers convois.
Au terme de ce qui ressemble à une sorte d’improbable « tour des camps », Joseph Ber Gorkine survivra à la Shoah et décèdera « en homme libre » en 1967.
Dina en Haute-Vienne et en Dordogne
Selon toute vraisemblance, alors que son père a rejoint le foyer familial « miraculeusement », il est décidé que les filles doivent être protégées.

Dina et sa sœur Jeanne rejoignent une partie de leur famille maternelle (venant de Metz et de Paris) qui s’était « repliée » à Saint-Junien (Haute-Vienne). Dina est contactée semble-t-il par un membre du « réseau Garrel » et elle va exercer comme éducatrice dans des maisons de l’OSE, en Haute-Vienne, puis dans le Lot.
Auparavant, à Paris, Dina avait fait la connaissance de Elie Spielvogel. Avec d’autres jeunes, ils formaient un groupe de tout jeunes adultes, enfants des commerçants juifs du centre de Paris, qui se retrouvaient et se « fréquentaient » _ comme on disait à cette époque.
Élie est né en 1923 à Jaroslaw, en Pologne. Avec ses parents et frères et sœur, il est arrivé en France en 1925. Après quelques déménagements, la famille s’installera à Paris, dans le quartier du Marais, au 4 rue Chapon. Le père, Jacob, est casquettier. Quand la guerre survient, la tragédie n'épargnera pas la famille Spielvogel. En septembre 1939, le père, Jacob, 44 ans, s’était pourtant engagé dans la Légion Étrangère. On ne peut pas faire mieux pour exprimer son attachement à son pays d’adoption, tout en combattant l’ennemi nazi… Mais en fait, la patrie ne va guère « se montrer reconnaissante », selon la formule consacrée.
L’aîné des enfants, Feitel (Félix), né en 1920, qui était alors apprenti, est ainsi arrêté le 20 août 1941. Interné à Drancy (qui est ouvert à cette date) le jour-même, il sera déporté dix mois plus tard, par le convoi n° 3, en date du 22 juin 1942. Le registre de l’infirmerie de Auschwitz porte la date de son assassinat en date du 12 août 1942. Son histoire a été retracée par Stéphane Amélineau, professeur-documentaliste, et peut être lue en trois articles via ce lien.
Son fiancé s'évade du train qui l'emmenait à la mort
Les parents, prévenus que l’étau se resserre et que de nouvelles rafles vont viser les Juifs parisiens, décident alors d’éloigner leurs trois enfants vivant sous leur toit. Fin juin 1942, Rebecca (née en 1922) gagne le Sud-Ouest. Arrêtée quand elle passe la ligne de démarcation, internée d’abord au camp de Noé puis au camp de Gurs, elle pourra finalement en sortir et rejoindra un centre d’accueil géré par l'OSE à Vic-sur-Cère (Cantal). Fin 1943, elle rejoint Taverny (actuel Val-d’Oise) où ses parents ayant quitté Paris habitent désormais et ne seront pas inquiétés jusqu’à la Libération. L’histoire de Rebecca au camp de Gurs peut être lue via ce lien.
Ses frères cadets Elie et Henri (né en 1925), pour leur part, partis de Paris quelques jours plus tard, s’établiront en Dordogne. Ils retrouvent d'abord un cousin à Périgueux puis sont hébergés chez un fermier à Vézac, près de Sarlat. Ils travaillent à la collecte du lait dans les fermes environnantes et sont nourris et logés, et surtout libres. Ou presque, cela suffit…
Mais catastrophe. Élie est arrêté le 24 février 1943 par des gendarmes français. Pris dans une rafle de représailles consécutive à un attentat qui a tué deux officiers allemands quelques jours plus tôt à Paris. Son frère cadet Henri, 17 ans, n’entrant pas dans le critère d’âge, est épargné. Après un regroupement à Périgueux, le voilà conduit à au camp de Nexon puis à celui de Gurs. Il imagine un temps avec quelques camarades d’infortune s’en échapper pour gagner l’Espagne. Mais cet espoir est vain. Et de toute façon, ils n’auront pas le temps de concrétiser leur projet d’évasion. Le 3 mars, avec 900 autres, le voilà transféré à Drancy. Il y arrive le 4 et en repart le 6 mars, déporté par le convoi 51, l’un des rares à avoir comme point de destination le camp de Sobibor. Ils sont près de 1000 dans ce train de la mort.
Mais Élie n’a pas encore 20 ans. Il veut vivre, absolument.
Alors à la faveur d’un petit miracle, s’il n’a qu’une chance, il la saisit.
Par la petite ouverture de la prise d’air non grillagée de son wagon à bestiaux, il parvient, en pleine nuit, à sauter du train qui a ralenti au niveau de la commune de Rembercourt-sur-Mad (Meurthe-et-Moselle). Un véritable exploit, un miracle... Les mots manquent : peu d’hommes ou de femmes sont parvenus à réussir ainsi à échapper au pire.
Invité à témoigner sur son expérience de « survivant » de la Shoah en 1995 auprès de l’USC Shoah Foundation de Los Angeles (il y narre son adolescence parisienne, puis la déclaration de guerre, les persécutions, le répit en Dordogne, les camps de Gurs et Drancy et son évasion!), Elie Spielvogel a évoqué les faits avec une désarmante simplicité… Ainsi que l’atteste cet extrait mis en ligne par le Yad Vashem Institute sur la plateforme YouTube.
Et voilà comment, en ce mois de mars 1943, Élie rejoindra les siens à Taverny. A la Libération de Paris, il s’engagera dans une compagnie juive, la compagnie Rajman, ainsi nommée en l’honneur de Marcel Rajman, l’un des fusillés de « L’Affiche rouge ».
Des lettres nombreuses et si précieuses
Pendant ce temps, Dina est embauchée comme monitrice à la maison d’Espère. Mais elle n'ignore rien des épreuves qu’a traversées son « fiancé » (ils ne le sont pas officiellement). Les deux « enfants du Marais » se sont revus avant que Dina ne prenne ses fonctions dans le Lot. Dans un courrier adressé à Élie, elle espère en substance que ses cheveux ont repoussé (les déportés étaient tondus avant de monter dans le train à Drancy).
Car des courriers à Élie, une fois en poste sur les rives du Lot, Dina va en rédiger beaucoup, régulièrement, parfois plusieurs fois par jour. L’ensemble de sa correspondance de ces années-là, retrouvée et archivée par ses enfants, se révèle une sorte de journal de bord où elle évoque son emploi du temps, ses relations avec ses collègues et avec les enfants qu’elle veille et surveille avec une tendre autorité (elle pourrait être leur sœur aînée !), ses sorties à Cahors. Des courriers où elle dit aussi une autre forme de tendresse à celui qu’elle chérit. Et dans lesquels, ce qui n’est pas rien, Dina fait montre d’un réel talent littéraire. Ne qualifie-t-elle pas Cahors de ville « idiote » ? Un adjectif guère usité lorsque l’on décrit une ville. Sauf, et nous le pensons, quand on a lu Rimbaud qui disait de sa ville natale, Charleville, qu’elle était « supérieurement idiote ».
Son fils Pierre que nous ne remercierons jamais assez nous a confié des courriers de Dina, intégralement ou partiellement, qui s’avèrent de ce fait des documents très précieux pour nos travaux et qui explicitent le fonctionnement de la maison à Espère. Nous les reproduisons dans un autre volet de ce site.
Dina Gorkine quitte Espère et le Lot le 30 décembre 1943, après que tous les enfants ont été évacués et que le directeur lui-même eut « fermé » la maison. La jeune femme passera ses derniers jours dans la maison des métayers du domaine Dupuy.
Durant ces mois lotois, on sait aussi qu’Élie a traversé la France pour venir la voir quelque temps. Quand on a vécu ce qu’il a vécu, ce voyage devait lui sembler une péripétie.
Le jeune couple se retrouve donc à Paris et en tout état de cause en région parisienne en 1944. La suite logique est un mariage. Il se déroule le jeudi 4 juillet 1946 à la mairie du 3e arrondissement. Élie est présenté dans l’acte conservé aux archives de Paris comme chapelier, domicilié chez ses parents, au 4 rue Chapon, et Dina comme « sans profession », demeurant chez ses parents, 6 rue Elzévir.
A noter que quelques mois plus tôt avait été effectué en mars le premier recensement de l’après-guerre. Jeanne et Dina Gorkine y furent inscrites comme « assistantes sociales » _ « sans doute pour ne pas laisser la case vide car dans les faits, elles n’exerçaient pas ou plus, comme éducatrices ou assistantes » selon Pierre Spielvogel. Dans le même temps, toujours en mars 1946, à l’occasion de ce même recensement, Élie (encore inscrit avec le prénom « Eliasz ») est bien mentionné comme chapelier, comme son père et son jeune frère Henri. Mais on relève surtout qu’est également mentionné comme demeurant à cette adresse, rue Chapon, le fils aîné, Feitel (Félix), censé exercer le métier de tailleur. On l’aura compris : en mars 1946, les parents Spielvogel ne désespèrent pas que leur « grand » garçon soit toujours vivant. Ils l’ont donc inscrit sur le formulaire… En réalité, en janvier 1946, le père, Jacques (Jacob) a sollicité la croix Rouge française pour avoir des nouvelles officielles. Sur un document désormais conservé au Centre des victimes des conflits contemporains de Caen, on lit que fut d’abord noté à la main, à l’encre noire, par les services de l’organisation humanitaire qu’un camarade de Feitel l’avait déclaré vivant le 20 mai 1945 et devant rentrer de façon « imminente » en France. Puis, une autre écriture manuscrite, à l’encre rouge cette fois, a rectifié l’information, et le note comme « DCD » en août 1942 selon une liste retrouvée à Auschwitz signée du médecin SS Arthur Meyer… Cette sinistre et terrible confirmation ne parviendra aux parents qu’après le recensement.
De l’union d’Élie et de Dina, naitront trois enfants : Catherine en 1955, Pierre en 1957 et Sophie en 1961.
Dina décède en 1995, âgée de 70 ans. Elie lui survivra, s’éteignant en 2007 à 84 ans.
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Sources : Archives de la ville de Paris, Archives nationales, Mémorial de la Shoah de Paris, site Gallica-BNF, site Itinéraires de Mémoire de la Shoah (tenu par Stéphane Amélineau, professeur-documentaliste), correspondance de Dina Gorkine (lettres à Élie Spielvogel), fonds privé conservé par les enfants de Dina.