Estelle (*) Wiktorowicz épouse Cahen est une héroïne française. Elle a sacrifié une partie de sa jeunesse pour aider sa famille au décès prématuré du père en 1938, puis quand la Seconde guerre mondiale a débuté, elle s’est engagée davantage encore.
Véritable pilier de la famille, a fortiori après l’arrestation puis la déportation du frère aîné, Léon, en 1942, puis le décès de la mère, en 1943, elle a veillé sur les quatre plus jeunes de la fratrie (placés à Espère) tout en rejoignant la résistance juive et enfin l’armée de la France libre.
Estelle a convoyé des dizaines de groupes désireux de passer en Suisse ou en Espagne, elle a fait fonction d’agent de liaison, transporté des documents ou des munitions, effectué des séjours au sein du maquis de Vabre.
Sans sourciller, elle s’improvisa infirmière auprès des soldats français repoussant les Allemands dans les Vosges à l’automne 1944 et suivra ses camarades jusqu’au lac de Constance.
Tout cela, sans jamais oublier ses frères et sœurs… Et à la Libération, tous rejoignent Lyon. Au côté de son mari Roger, elle devient leur tutrice.
Femme d’exception, elle symbolise les différents volets de ce que fut la résistance juive : le sauvetage des familles persécutées et des enfants, mais aussi le combat armé.
Ce document inédit confié par sa petite nièce Charlène est une merveille : en quelques pages tapuscrites, Estelle y retrace un parcours d’exception, ponctué de gravité et de passages plus légers. Alliant le fond et le style. Le tragique y côtoie l’humour. Quelle leçon !
(*) Prénommée Estera Mallka à sa naissance, le 3 mars 1920, Estelle est recensée en 1936 sous le prénom francisé d’Esther. Elle choisira Estelle comme prénom d’usage et c’est ainsi qu’elle signa ce témoignage. Elle est décédée le 13 octobre 2010 à Pierre-Bénite (Rhône).
1938
Voici quelques extraits de ma vie pendant la guerre de 1939 à 1945.
Mon père est décédé en 1938, j’ai beaucoup travaillé pour aider ma mère et mes frère et sœurs, qui n’avaient plus que moi : mon frère ainé était militaire à cette période, puis prisonnier.
Au début vendeuse en maroquinerie, mais devant l’insuffisance de la rétribution en fonction de mes charges familiales, j’ai pu obtenir la gérance d’un magasin de maroquinerie dans la galerie marchande de Montparnasse, et pour arrondir mes fins de mois, je faisais du porte-à-porte pour vendre des sacs à main pendant mes journées libres et le dimanche.
1940
A l’arrivée des Allemands, j’ai évacué toute la famille par le premier train en partance, qui nous a amenés dans le Cantal, à Saint-Paul-des-Landes.
Après la signature de l’Armistice, nous sommes rentrés à Paris où j’ai repris mes activités.
J’ai fait des démarches dans les ministères pour obtenir le retour de Léon en tant que soutien de famille. Les mesures anti Juifs devenant de plus en plus violentes, Léon a été arrêté et déporté. Devant ces faits, ma mère a voulu que je parte en zone libre, avec deux des enfants ; j’ai donc emmené avec moi Mina et Henri, nous avons passé la ligne de démarcation en pleine nuit, après une marche pénible pendant des kilomètres dans la forêt.
Automne 1942, la résistance
Nous sommes enfin arrivés à Pau, chez des amis qui nous ont hébergés pendant quelques jours. C’était les Luksemberg. Ces mêmes amis se sont débrouillés pour que Mina et Henri soient placés dans une maison de l’OSE.
Et moi j’ai fait partie de la résistance juive depuis ce moment.
Mon travail consistait à faire passer les enfants et souvent des grandes personnes en Suisse, que j’allais chercher dans différentes villes, entre autres à Nice, au moment des grandes rafles.
J’ai récupéré ces enfants dans un couvent, les sœurs les ont cachés lorsque les parents ont été arrêtés.
J’ai dû faire quatre voyages de Nice à Douvaine, la frontière suisse, avec une trentaine d’enfants à chaque fois, moi avec un foulard de scout autour du cou et des gros godillots, et faisant chanter les enfants pour avoir l’air d’être une colonie...
Nous passons toute la nuit dans le train, c’est là que j'ai attrapé des poux par les enfants.
J'ai aussi fait des convois par Annemasse où j’ai été hébergée par des gens qui tenaient un café et qui m’ont aidée à passer la frontière suisse avec ma troupe d’enfants, ils se nomment passeurs.
1943
Je suis restée à l’hôpital jusqu’au moment de la mort de maman, le 14 avril 1943. J’ai fait toutes les démarches pour les obsèques, maman a été enterrée au cimetière de Bagneux.
Lily et Hélène étaient restés à Paris avec maman, pendant la période de l’hôpital une gentille voisine s’était occupé d’elles. Le lendemain matin, avec Hélène et Lily, nous avons pris le train pour Toulouse, là j’ai quand même eu une émotion, arrivée à Vierzon, c’était la ligne de démarcation. Pas de papiers pour mes sœurs, les miens étant faux, avec l’aide des gens de mon wagon, nous avons couchés les deux filles sur le sol et chacun a étendu ses jambes par-dessus elles, lorsque les Allemands sont entrés dans le wagon ils n’ont rien vu, ils n’ont vu que huit personnes les jambes allongées par la fatigue et dormant à moitié.
Sauvés par un cheminot
Alors là, je ne sais plus si c’est avec Hélène et Lily ou Mina et Henri que nous avons été arrêtés par la police française qui nous a retenus un grand moment, mais sauvés par un cheminot de la gare qui a dit être mon mari et ses enfants qu’il était venu chercher, il nous a mis dans le train pour Toulouse, et je ne l’ai plus revu, sauvée par un inconnu.
J’ai placé mes deux sœurs à Espère-Caillac, dans le Lot, où elles ont rejoint Henri et Mina.
Et repris mes activités, de nouveau les passages en Suisse et en Espagne. Lorsque j’ai été arrêtée à Pau, je revenais d’avoir fait un convoi de militaires anglais et américains, je passais la nuit dans un hôtel à Pau avant de rejoindre Toulouse.
1944
La police française est venue me chercher au lever du jour, j'ai eu juste le temps de m’habiller et de déchirer certains documents, et comme ces messieurs s’impatientaient, j’ai caché le restant des documents sous le lino du sol.
Après ma comparution au tribunal de Pau, ayant purgé ma condamnation par la prévention, je pensais être libérée immédiatement, mais non, j’ai dû passer une nuit et une journée de plus en prison.
Mon avocat ayant appris que la Gestapo m’attendait à la sortie, il est donc intervenu pour différer ma libération de 24 heures.
Cet avocat a fait pleurer toute la salle au tribunal en brodant sur mes mérites, disant que je m’occupais de mes frère et sœurs, dont le plus jeune avait à peine deux ans, il n’a donc été retenu que « fausses pièces d’identité ».
Une chose assez drôle, lorsqu’à la fin de la guerre, j’ai demandé un passeport, il m’a été refusé sous prétexte que je devais une journée à l’État (une journée de prison) de 4 fr 50 que j'ai réglé de suite par chèque.
En sortant de prison, j’ai voulu voir les enfants, mais ils n’étaient plus à Cahors.
J'ai remué ciel et terre pour les retrouver, faisant du chantage à mon chef Lublin, ne voulant plus travailler si je ne les trouvais pas. Enfin, au bout d’un certain temps j’en ai récupéré trois, mais il manquait Mina ; là aussi, beaucoup d’inquiétude, de démarches, impossible de savoir où elle était, et un jour je l’ai récupérée. Elle avait été dans un couvent, jusqu’à ce jour, j’ignore l’endroit, mais déjà bien endoctrinée, à Toulouse où elle est restée quelque temps avec moi, chaque soir et chaque matin, elle se mettait au pied du lit et faisait sa prière à genoux.
Retour au maquis
Et bien après cela de nouveau la même chose, convois pour la Suisse, transports d’armes, de documents. Dès que j’avais du temps de libre j’allais voir ma petite famille.
Et aussi je montais au maquis où je rejoignais Roger, j'étais la seule femme à être autorisée à y aller, le maquis avait pour nom La Malquière, près de Viane dans le Tarn. J‘ai été envoyée dans l‘Ain en mission après avoir transmis mes documents, j‘ai été bloquée dans l‘Ain par la mise en état de siège de toute la région, avec interdiction de se déplacer. Je me suis enfuie dans la montagne pour essayer de sortir de la zone encerclée.
J’ai marché des heures dans la montagne où je n’ai même pas eu un peu d’eau car les gens avaient peur.
J’ai fini par arriver à Montréal, petit village au pied de la montagne, et pas de chambre à l’hôtel, toujours cette peur des étrangers du pays. J’ai donc repris la route, me disant que j’allais passer la nuit au pied de la montagne, et là j’ai été abordée par une brave femme, suissesse d’origine, membre de la Croix Rouge et mère de dix garçons, tous au maquis.
Les Américains admiratifs
Elle m’avait vu errer dans la montagne et pensait que les Allemands m’avaient repérée, malgré les risques, elle m’a hébergée et nourrie pendant trois jours et nuits.
Je n’ai plus fait de passage de militaires en Espagne depuis ma sortie de prison, c’était ma chance, car peu de temps après le convoi a été pris par les Allemands, et beaucoup ont été massacrés.
J’ai assisté à un parachutage en août 44 au maquis d’un commando américain, ils ont été très surpris de voir une fille les accueillir, j’ai eu droit à beaucoup d’embrassades. Il y avait parmi les paras un colosse d’origine slave, qui mesurait au moins deux mètres, et pesait plus de cent kilos, qui m’a soulevée comme une plume pour m’embrasser ; c’était beau de voir tous ces gens dans les airs avec leur parachute blanc, et impressionnant avec leur matériel, il y avait des jeeps et des armes.
Le 8 août 44, j’étais au maquis et le soir je suis partie coucher à l’auberge du village de Lacaze, réveillée au milieu de la nuit par les Allemands qui en ont fait leur PC. Dans cette auberge, je n’avais qu’une solution, c’était me faire passer pour une domestique, j’ai donc pris un tablier, me suis mise à éplucher les pommes de terre, faire la vaisselle.
J’avais une grosse bague en or, que j’ai cachée dans un pot de farine, ainsi que divers papiers.
Dès que j’ai pu, j’ai rejoint Roger pour me mettre à sa disposition. Soigner les blessés, récupérer les égarés. Craignant d’avoir un traître parmi les hommes, le commandant du maquis (Roger) décide de faire mouvement.
Comme de juste beaucoup, marché et couché à la belle étoile.
La Libération
J’ai rejoint ensuite Toulouse pour me mettre à la disposition de mon chef Lucien Lublin qui ne voulait pas me lâcher avant la fin de la guerre, j’ai donc continué jusqu’à la libération de cette ville. Août 1944.
Retour à Paris, rue Papillon où l’appartement a été pillé, il n’y avait plus rien, j’ai couché à l’hôtel de cette même rue, et aussi été hébergée chez des amis à Montmartre, jusqu’au jour où j'ai prêté l’appartement à mon amie Susanne Luksemberg et son mari, je suis donc restée avec eux peu de temps, ce qui m’a permis de travailler pour l’O.S.E. comme assistante sociale. J’allais voir les gens chez eux et ensuite je faisais un rapport, que de pauvres gens j’ai vus, qu’il fallait aider.
Pendant ce temps, Roger continuait sa guerre. Il a été blessé le 25 septembre 1944 au Mont de Vannes, en Haute-Saône (chapelle de Ronchamp), il a fait sa convalo à Montrond-les-Bains où était sa famille. C’est là que je l’ai rejoint à la fin de la convalo, je suis partie avec lui sur le front, il avait une voiture de l’armée.
Nous sommes arrivés à Vagney dans les Vosges, où Roger m’a fait poireauter dans la voiture, bien deux heures... Et à côté d’un piquet en bois surmonté d’une tête de mort, l’endroit qui était souvent bombardé, d’ailleurs presque chaque jour, on était vraiment inconscient.
Je ne sais plus où j’ai passé la nuit, mais le lendemain matin, Roger est monté en ligne et moi, suis restée seule pendant quatre jours.
L'infirmière
Étant la seule jeune fille, j’ai tout de suite eu des garçons pour s’occuper de moi, on s’amusait bien.
Quand Roger est redescendu du front, il a été très surpris de me trouver encore là, car il avait été convenu que je devais repartir, mais me mettant bien avec le toubib Philippe, il m’a prise comme infirmière , et me voilà sous-lieutenant.
Me voici en train, de faire des piqûres, soigner les galeux, faire des pansements et prendre les températures, écouter et rassurer les malades ; j’ai quand même passé de bons moments, quand les gars prenaient leur température, les copains venaient me chercher, j’allais me promener pendant une heure, pendant ce temps les malades attendaient avec le thermomètre toujours en place, mais sans rechigner.
J'ai donc été avec le régiment à Vagney, Rochesson, Gérardmer, Plombières-les-Bains, Châtenoy, Rougemont-le-Château.
Là, j’ai quitté le régiment, ce devait être vers le 15 janvier pour me marier le 25 : je suis partie avec deux amis du régiment en voiture. Nous avons passé la nuit à Arc-sur-Tille.
Roger et Estelle. Fonds Laurent Petizon
Le lendemain matin, lorsque nous avons voulu repartir, il y avait un type qui vidait tout ce qu’il y avait dans la voiture, entre autres mes vêtements civils que j’avais pour me marier, tout ce que je gardais comme friandises pour mes frère et sœurs : une valise pleine. Nous avons été à la gendarmerie mais ils n’ont rien voulu savoir car paraît-il c’était un aveugle de guerre. Je me suis donc mariée en militaire à Montrond-les-Bains, sous la neige.
L'Allemagne
Après avoir été à Toulouse voir ma petite famille, revenue à Paris, et lorsque les troupes sont entrées en Allemagne, j’ai pris le train pour Strasbourg où Roger m’attendait, et en voiture suis arrivée à Markuen Timeguel, au bord du lac de Constance.
Bien logés dans une belle villa, enfin une occupation agréable, nous faisions du voilier, des réceptions.
Francis Lemarque nous faisait de la musique, inventait des chansons dont nous avions la primeur, bien avant qu’il ne soit connu par le public.
Nous avions des danseurs de l’opéra de Paris venus danser pour nous, la vedette était Lycette Darsonval, cela se passait à Constance à l’Insel hôtel, très grand et très beau.
Avant de partir pour l’Allemagne, j’avais à Paris fait un peu de commerce, Roger m’avait fait envoyer des kilomètres de tissus de toutes sortes pris dans les usines allemandes que je vendais au mètre : les gens étaient contents car on ne trouvait rien en France.
Avec cet argent, j’ai pu acheter des meubles et de la vaisselle, me suis même offert une jolie bague en or. Le Mark étant à cinq francs, le tout n’a pas coûté très cher.
Une nouvelle vie à Lyon
Ainsi nous avons pu débuter à Lyon.
Heureusement que je me débrouillais en allemand.
La solde des officiers d’occupation était payée en partie en marks à cinq francs, quand en réalité il valait vingt francs. Lorsque nous sommes rentrés en France à la démobilisation de Roger, nous avions pris un camion du régiment pour ramener tous nos achats, au passage du pont de Kiel (Kehl) la douane nous a refusé le passage, car nous n’avions pas de licence d’importation malgré nos factures en règle qui prouvaient que nous avions réglé nos achats.
Roger s’est fait conduire à la direction des douanes à Strasbourg, afin d’obtenir l’autorisation de passage, ce qui fut fait après l’acquittement d’un droit minime.
Pendant ce temps les deux soldats et moi avions sorti nos armes, en expliquant aux douaniers et gendarmes que nous étions passés quelques mois auparavant avec les Allemands en face, et que rien ne nous empêcherait de rentrer chez nous.
Les défenseurs de l’ordre se sont immédiatement barricadés dans leur poste, ne voulant surtout pas d’histoires.
Tout a bien fini, et sommes arrivés à onze heures du soir à Dijon.