Yvonne Lévy-Engelmann, CA 1941. Fonds Bouzerand/Nespoulous.
Yvonne Brunette Lévy-Engelmann, du nom de ses père et mère(1), est née à Paris le 17 juillet 1894, dans le 9e arrondissement. Elle est décédée à l’âge de 61 ans le 14 octobre 1955 à Paris, au 111 rue Nordmann (à cette date, hôpital Broca). Elle était alors toujours célibataire et domiciliée au 5 rue Monbel, selon l’acte d’état-civil, qui précise encore que la défunte était « artiste peintre ».
Elle était la fille de Jules Lévy (1854-1934) et de Flore Engelmann (1858-1922), tous deux nés en région parisienne mais d’ascendance alsacienne : fils d’un armurier pour son père, fille d’un professeur de langues pour sa mère.
Yvonne Lévy-Engelmann avait une sœur aînée, Suzanne Lévy, née le 29 mars 1889 et décédée le 8 octobre 1953 : également célibataire, elle était médecin gynécologue et fut notamment en poste à l’hôpital Broca.
Tels sont les éléments biographiques et généalogiques de base résumant la vie d’Yvonne Lévy-Engelmann, et encore faut-il bien chercher pour les rassembler si l’on s’en tient aux données disponibles en ligne.
Pourtant, cette femme a sans conteste joué un rôle primordial dans l’histoire de la Maison d’Espère. Sans elle, qui resta sur place, à Mercuès même, de juin 1940 à 1944, rien n’aurait été possible.
Une relation du Professeur Faure
Et pour cause, dès la genèse de cette épopée, dans la tourmente de juin 1940 et quand s’impose la nécessité de fuir les troupes allemandes qui foncent sur Paris, c’est grâce à elle que l’option d’un transfert dans le Lot est choisie. Au printemps 1940, l’artiste est à la manœuvre au sein du centre de Louveciennes de l’Œuvre israélite des séjours à la campagne. Elle est secrétaire de l'organisation et peut ainsi assister l’épouse du rabbin Apeloig, alors mobilisé, pour gérer la petite colonie d’enfants orphelins ou placés par leurs parents en situation de précarité.
Partir et fuir, des centaines de milliers de Parisiens y songent au même moment. Sur les routes de France, ils rejoignent des millions de Français du Nord et du Nord-Est déjà conquis.
Or, un premier petit miracle a lieu (et bien d’autres suivront durant toute l’histoire de la Maison…). En juin 1940, c’est grâce à Suzanne, la sœur aînée d’Yvonne, praticienne hospitalière en gynécologie, que le Professeur Jean-Louis Faure, propriétaire du château de Mercuès, accepte de mettre gracieusement le domaine à disposition de l’Œuvre. Suzanne Lévy avait été « une des élèves les plus dévouées »(2) de ce grand chirurgien, membre de l’Académie des Sciences, quand il enseignait la clinique gynécologique à la faculté de médecine, à compter de 1919(3). Or, quand survient la Seconde guerre, déjà âgé, le Pr Faure préfère se reposer dans son château de Gironde, n’ayant d’ailleurs jamais séjourné qu'occasionnellement à Mercuès en été. Le château est donc vide. Et a perdu sinon de sa superbe, en tout cas de son confort. Il n’a pas fait l’objet de travaux d’entretien ou a fortiori de restauration depuis que le grand scientifique l’a acquis en 1914. Mais cela, les adultes et enfants qui vont y « débarquer » en juin 1940 l’ignorent… Au terme d’un voyage en train un brin rocambolesque, la petite colonie en provenance de Louveciennes ne pourra d’ailleurs pas rester très longtemps au château, où les enfants oublient les conditions de couchage très spartiates (de la paille pour beaucoup) en s’amusant, dans la journée, à joueur aux chevaliers en mimant de croiser le fer au gré des murailles et autres chemins de ronde. Mais logiquement, donc, la localisation même de l’édifice, dont toute une façade et le parc surplombent via un à pic vertigineux la voie de chemin de fer et la route menant à Cahors et le Lot, comme l’absence de confort rudimentaire amènent la directrice, Mme Apeloig, à chercher une maison de repli.
Yvonne Lévy-Engelmann, pour sa part, sans négliger son rôle de dirigeante, décide de rester sur place. L’ancien nid d’aigle des évêques de Cahors lui convient. Ce cadre à la fois noble et historique, romanesque, voire romantique, malgré sa déliquescence, ne peut pas déplaire à cette femme de caractère. Elle y demeurera jusqu’à la Libération. Peut-on rêver meilleur endroit pour jouer un « double-jeu » qui prend parfois des allures tragi-comiques ? Et pour une artiste-peintre, certes spécialisée dans les sujets d’inspiration ultra-marine, quel meilleur atelier que cet antre auquel on accède par une route sinueuse et que l’on découvre, au bord de la falaise, au sortir d’un virage bordé d’arbres séculaires ?
Ce « double-jeu », la presse locale collaborationniste en rend compte, et bien involontairement, cela tourne éventuellement au pied-de-nez d’une rare cocasserie. Ainsi, en date du 23 juillet 1941, Le Journal du Lot évoque la « magnifique réussite du Salon de la France d'Outre Mer organisé en quelques jours par le Service de la Propagande Sociale du Maréchal. » Il mentionne « les éloges que nous entendions faire dimanche par les très nombreux visiteurs étonnés et ravis qui se sont succédé toute la journée dans la salle d'exposition. [...] Les organisateurs avaient très heureusement tenu à donner quelque solennité à cette inauguration qui fut présidée par M. Bézagu, préfet du Lot. Le représentant du gouvernement accéda à la salle d'exposition entre une double haie d'honneur faite par les Scouts et les Eclaireurs [...]. Puis, le salon fut ouvert aux visiteurs qui ne cessèrent d'affluer et dont chacun a emporté après cette visite une juste idée du magnifique Empire colonial français. Nous reparlerons, comme il le mérite, de ce Salon […] mais il nous faut remercier tout de suite nos concitoyens qui ont si généreusement prêté ces merveilles d'art venues des quatre coins du monde et qui constituent l'ensemble superbe que le public pourra aller admirer tous les jours de la semaine jusqu'à dimanche prochain. Voici la liste des donateurs : M. le capitaine Joubert, M. le Lieutenant Arnault, Mme Francoual, M. Sellier, M. le capitaine Rougier, Mme Lévy-Engelmann... »
Quelques mois plus tard, en date du 16 octobre 1941, le même journal évoque en première page un autre succès… Le charabia inhérent à l’idéologie de la Révolution Nationale transpire dans le récit du rédacteur...
« J'ai eu le privilège d'assister à la clôture du centre de civisme de Mercuès. Un feu, par une nuit sereine, à la porte même du château. Un feu de camp, un feu de joie, peut-être plus, un feu hiératique. Je ne suis pas initié aux mystères des feux par quoi les jeunes célèbrent aujourd'hui les mérites et les vertus de la jeunesse, la peine et l'espérance des hommes, les malheurs et la grandeur exaltante de la patrie, ou plus simplement la joie d'être dix, la joie d'être cent, fraternellement unis autour d'un même foyer de pensées. Je parle du feu de Mercuès en spectateur, mais en spectateur attentif aux moindres mouvements de la flamme... La flamme éclairait la façade ouest du château, les deux tours, une partie de la terrasse, les premiers arbres du parc. Et dans ce cadre admirable, elle animait merveilleusement les trente compagnons de la dernière décade de Mercuès : dix prêtres, dix officiers, dix instituteurs. Elle dansait avec eux en mêlant à leurs rondes des ombres démesurées. Elle dorait la malice de leurs propos et ajoutait à la fantaisie de leurs impromptus. Elle accompagnait leurs chansons. Ou elle brillait, flamme vigilante du souvenir, sur la place abandonnée. Péguy a été mis en musique par Jean Rivier qui conduit lui-même un chœur invisible : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle... » […] Au cours de quatre sessions de dix jours le château de Mercuès a accueilli quelque cent cinquante jeunes hommes, très différents quant à la vocation et la tendance. Ils y ont vécu ensemble […] sans autre souci que de se mieux connaître pour se mieux estimer. Je passe sur l'emploi du temps : le salut aux couleurs, les conférences et les débats d'idées, les travaux manuels, les séances d'hébertisme, les promenades en groupe et les joyeuses veillées. [...] Mercuès témoigne d'un renouvellement de la pensée et de la vie françaises. C'est une expérience qui vaut une preuve [...] « L'expérience de Mercuès, dit M. le Préfet, est réconfortante, car elle annonce la renaissance française. Dans quelques minutes, le feu que vous avez allumé ce soir ne brillera plus. Ce sera la nuit, la nuit du doute et de l'inquiétude, la nuit de l'effort tenace. Qu'importe ! puisque vous savez comme moi que bientôt, derrière ces collines, l'aube dissipera la nuit... »(4)
Double-jeu et époque interlope
Le château qui accueillit les enfants de l’OSC en quête de sécurité et d’espérance avait cette fois été choisi pour requinquer une autre jeunesse… Yvonne Lévy-Engelmann, au demeurant occupante à titre gracieux, n’avait pu refuser. Que pensait-elle, derrière les fenêtres, en observant ces rituels ? Peut-être haussait-elle les épaules et retournait peindre. Car dans la même édition du Journal du Lot, en page 2, on lit un tout autre compte rendu : « Notre Salon d'Automne. Dans la belle salle du Conseil général de la Préfecture, un public nombreux a, une fois de plus, assisté au vernissage des œuvres d'artistes, peintres pour la plupart. Mais d'expression et de tempérament infiniment différents. Du maître Henri Martin, — dont Cahors se flatte de posséder plusieurs vastes compositions — quelques belles toiles : des paysages expressifs dont l'éloge n'est plus à faire. Cet artiste tire de la technique du pointillisme, — mis si fort en vogue par Seurat et Signac il y a quelque cinquante ans — toutes les possibilités possibles [...]. M. Bach a le souci de la vérité et une belle habileté technique. Témoin ses natures mortes et son « Troupeau de Bœufs ». M. Herviault dont les magnifiques sanguines exposées récemment lors de « La France d'Outre-Mer », ont fait l'admiration de tous, a envoyé plusieurs belles toiles « Dahlias », « Fleurs », « Géraniums » qui sont des réussites dans leur genre. Il y est délicat et sensible M. Kuss, peintre de grande classe, se révèle portraitiste à l'œil aigu, et paysagiste personnel et habile. Une technique fluide et expressive : de la belle peinture ! Coloriste délicat et raffiné, tel « Le Lavoir ». Mlle Lévy-Engelmann reprend avec bonheur la technique de la miniature sur toile. Petits chefs-d'œuvre de finesse expressive. Délicatesse charmante et rare maîtrise du pinceau. Bref une intéressante exposition qui plaira à tous ceux pour qui l'art n'est pas un vain mot. Qui plaira à tous, parce qu'elle groupe des tempéraments diamétralement opposés, mais tous de grande valeur. »
Certes, nous sommes encore en 1941. Ces longs extraits reflètent l’époque interlope. Certes, en zone non occupée, à condition d’être français – on n’oublie pas les restrictions sur cette notion même édictées par Vichy -, les Israélites sont devenus des citoyens privés de nombre de droits (le statut d’octobre 1940). Mais pour peu qu’ils encadrent des enfants, qu’ils acceptent avec ou non quelque arrière pensée, les règles de la société provinciale et des élites locales, pour peu qu’on devine ou suppose leurs liens avec des sommités au bras long, qu’on leur prête une réelle aisance financière et sociale, alors…
A compter de novembre 1942, il en sera évidemment autrement. En attendant, Yvonne Lévy-Engelmann s’est fondue dans le paysage local. Et en guise d’Outre-Mer, depuis le château, elle n’aperçoit au-delà du Lot que les doux vallons du Quercy…
Mais d’où vient cette vocation d’artiste ? Et comment s’est forgé ce goût pour Antilles ? De loin, assurément. Dès l’âge de 12 ans, alors que sa sœur aînée s’oriente vers un cursus scientifique, Yvonne est inscrite par ses parents pour suivre des cours chez Mlle Marthe Bougleux, dont l’atelier est situé rue Lebouteux dans le 17° arrondissement. En 1954, l’élève lui dira toute sa reconnaissance, ainsi que des dizaines d’autres élèves, au moment de où l’artiste et enseignante prend sa retraite. Tous ces messages accompagnés d’esquisses ou véritables œuvres sont rassemblés dans un livre d’or qui sera remis à Mlle Bougleux lors d’une cérémonie à laquelle assistent des élus de la mairie de Paris. La contribution d’Yvonne Lévy-Engelmann est particulièrement explicite : « A Mademoiselle Marthe Bougleux qui m’a donné dès mon enfance ses précieux enseignements et qui sut développer en moi le goût de la peinture et de la miniature. Ce témoignage exprimé par une belle Doudou(5) de la Guadeloupe, souvenir de mon périple aux Isles de la Mer des Caraïbes. 1906-1954. Avec toute ma fidélité et mon affection. »
Les cours ont été suivis d’effets : le travail et son talent ont fait d’Yvonne Lévy-Engelmann une personnalité reconnue dans le petit monde parisien. Et quand elle expose, notamment au Salon de Paris, elle y est souvent récompensée : médailles de bronze en 1927, d’argent en 1931 et 1937(6).
Dans les archives disponibles en ligne, on remarque cependant qu’elle avait déjà exposé un portrait de « Madame la Maréchale Joffre » dès mai 1918 au Petit Palais lors d’une exposition de la Société des artistes français au profit des œuvres de guerre. Plus tard, on la retrouve dans la catalogue du Salon de Lyon en 1936. Et par ailleurs, un portrait miniature sur ivoire du « Docteur Le Van Chinh » (7)réalisé en 1932 est acquis en 1937 par le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie dont les fonds sont désormais intégrés au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac. Le montant n’est pas connu.
Portrait du Docteur Le Van Chinh, miniature sur ivoire, 29x19 cm,1932. Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Ces deux portraits et d’autres œuvres avaient été remarqués par L’Affiche, un mensuel spécialisé, en décembre 1932. Il rend compte d’une exposition « Des Femmes peintres et sculpteurs à la Galerie Reutlinger ». On lit : « Pour la 28e fois cette active et vivante collectivité réunit les productions de ses adhérentes en un ensemble attrayant et divers. Mlle Yvonne Lévy-Engelmann expose un groupe de miniatures d’un art ferme et précis parmi lesquelles se détachent surtout les portraits du maréchal J offre et du docteur Le Van Chinh. Elle présente également des fleurs et des raisins à l’aquarelle d’une manière plus libre, entièrement adéquate d’ailleurs au sujet […]. L’effort du syndicat dont Mmes Lemaire et Lévy-Engelmann sont les animatrices résolues ne saurait être trop encouragé. »
Autoportrait publié dans la revue Medica en 1929. Bibliothèque d'Université Paris Cité.
A cette même période, l’artiste reconnue, qui est membre de sociétés voire dirige l’une d’elles, qui met en avant les femmes, fréquente la haute société. A l’été 1928, Yvonne Lévy-Engelmann séjourne à Biarritz dans un grand hôtel, le Victoria, qui donne sur la plage. Dans une rubrique qu’on qualifierait aujourd’hui de « people », elle est citée par le magazine « La Côte Basque » parmi les personnalités en villégiature dans la région. Les noms et les titres sont énumérés hôtel par hôtel. Voici celle de l’Hôtel Victoria, qu’on pourrait croire sortie d’un roman de Patrick Modiano : « Mrs et Miss Dawnning, M. Goloborodko, M. et famille Beefec, M. Henderson, M. Tirado Vasquez, M. et Mme Castellanos, Mme Chevallier, Mme Iscasson, M. et famille Lemaître, Mme Lévy-Engelman(n), Mme Florant Dirix, M. et Mme Vischer, M. et Mrs Meakin, M. et Mme Mattelin de Ranse, Comte et Comtesse de la Rochefoucauld, Baron de Moffarts, M. et Mme Marsh, M. et Mme Ménaché, M. et Mme Durey, M. Suraquin, M. Moréno, M. Lopez, M. Luiz Pequeno, Mme Des Roys, Comtesse d’Arcy, Mme Héras, Mme Carriona, M. Salsona, M. Steel. »
Une passion pour l’Outre-Mer
Doudou de la Guadeloupe, gouache sur ivoire 13*18 cm, salon de 1952. Source Cerca-trova.
Pour ce qui concerne l’appétence pour les Antilles, qu’elle a donc visitées aux lendemains de la Première guerre, peut-être est elle née de l’écoute des récits de son père, qui fut officier dans l’Infanterie de Marine. Engagé comme simple soldat en 1873, il gravit régulièrement les échelons : il est capitaine quand il est versé dans la réserve en 1899. Entre-temps, Jules Lévy a combattu au Sénégal, en Cochinchine et au Tonkin. Chevalier (en 1915) puis officier de la Légion d’Honneur, le père a qui sait éveillé chez Yvonne l’envie d’« ailleurs », pour reprendre l’expression de Rimbaud. L’époque, en cette première partie du XXe siècle, veut d’ailleurs qu’une partie de l’élite parisienne se passionne pour l’Outre-Mer. Dans certains cercles, jeunes élus guadeloupéens, martiniquais et guyanais fréquentent écrivains et artistes de métropole que ce monde fascine. « Alors que le tourisme de croisière est en plein développement […], à Paris, trouvant une liberté picturale et une reconnaissance espérée, de nombreuses femmes artistes joueront un rôle essentiel dans le développement des arts coloniaux. [...] Avec Germaine Casse, les artistes parisiennes Yvonne Levy-Engelmann (proche de Gaston Monnerville), Suzanne Fremont, la sculptrice Anna Quinquaud, Germaine Foury et bien d’autres, consacrent une partie de leur production aux sujets antillais et en particulier le modèle féminin » relève Christelle Lozère(8), maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université des Antilles. Et tant pis s’il y a dans cet engouement une forme d’angélisme : « En représentant des paysages luxuriants, des natures mortes de fruits en abondance et des portraits de femmes créoles métissées et souriantes, les artistes nourrissent une vision exotique idéalisée des Antilles, ne laissant aucune place à la peinture d’Histoire totalement occultée. Dénoncée dans la revue Tropiques par Aimé Césaire, cette peinture qualifiée de « doudouisme » artistique est perçue dès la fin des années 1930 par les intellectuels antillais anticolonialistes comme une vision mondaine, bourgeoise, citadine et folklorique des Antilles ».
Dans le cadre de nos recherches sur la Maison des enfants d’Espère, que l’artiste Yvonne Lévy-Engelmann ait été « proche » du jeune avocat, bientôt député et ministre Gaston Monnerville durant l’entre-deux-guerres n’a rien d’anodin. Pour deux raisons.
En juin 1933, alors député de la Guyane, dans un discours prononcé au Trocadéro, il est l’un des premiers élus français à exprimer sa solidarité sans faille avec les victimes de l’antisémitisme nazi : « Le drame qui angoisse nos frères de race juive n'a pas son écho seulement dans leur cœur. Chacun de nous se sent atteint au meilleur de son intelligence et de sa sensibilité, lorsqu'il assiste au spectacle d'un gouvernement qui renie ce qui fait la beauté d'une nation civilisée ; je veux dire : le souci d'être juste, la volonté d'être bon envers tous les membres de la famille humaine, quelle qu'en soit la religion, la couleur ou la race. Me tournant vers les persécutés d'Allemagne, je leur apporte mon fraternel salut et je leur dis : Nous, les Fils de la Race Noire, nous ressentons profondément votre détresse. Nous sommes avec vous dans vos souffrances et dans vos tristesses Elles provoquent en nous des résonances que ne peuvent pas saisir pleinement ceux à qui n'a jamais été ravie la liberté. S'il est vrai que l'hérédité est la mémoire des races, croyez que nous n'avons pas perdu le souvenir des souffrances de la nôtre. Et c'est ce qui, en dehors même du plan supérieur de la solidarité des hommes, nous rapproche davantage de vous et nous détermine à nous associer à votre protestation. »
Ensuite, à compter de 1948, c’est dans le Lot qu’il est invité, par les états-majors parisiens des radicaux, mais aussi des notables du cru, à s’enraciner politiquement en métropole. Jusqu’en 1974, il y sera élu et constamment réélu sénateur, mais aussi maire (de Saint-Céré) et président du Conseil général.
A-t-il conservé alors quelque lien, ne serait-ce qu’épistolaire, avec Yvonne Lévy-Engelmann ? L'histoire eût été belle... Mais selon les services (que nous remercions vivement pour leurs recherches menées à notre demande) de la Fondation des Sciences Politiques où sont déposées les archives de l'ancien président de la Haute Chambre, il n'y a en tout cas aucun courrier ou document mentionnant Yvonne Lévy-Engelmann dans ces centaines de pièces. Toujours est-il que ce sont notamment des portraits miniatures de Gaston Monnerville que l’artiste expose en 1947 à Toulouse au Salon des artistes occitans : elle est après la guerre devenue membre de la Société qui organise l’événement en octobre et novembre(9). Et on relève par ailleurs qu’en septembre 1944, alors que le Lot a été libéré en août, dans le catalogue du salon de Toulouse, elle était toujours domiciliée au château de Mercuès(10)…
Mais, sur ce dernier point, il y a plus étonnant encore. Le salon automnal de Toulouse, Yvonne Lévy-Engelmann y avait déjà exposé en 1942 et surtout en 1943, années autrement plus dangereuses. Il se tenait au Musée des Augustins et le catalogue indiquait son adresse lotoise comme ses œuvres présentées : « 429. — Une planche de miniatures comprenant : Portrait de M. Laleau, portrait de M. Cotté, portrait de mon père, Diane (femme auburn), Magali, le Collier de jade, Femme annamite, Hélène A..., Jeune femme brune, Portraits miniatures sur ivoire. 430. — Le Château de Mercuès, tempera(11). »
La demoiselle du château
Reste à cerner le rôle et les missions d’Yvonne Lévy-Engelmann au sein _ ou plutôt à la tête _ de la Maison des Enfants de l’OSC puis de l’OSÉ, à Mercuès, Douelle et Espère, durant toute cette période (juin 1940 – décembre 1943).
Si l’on s’en tient aux archives, c’est elle qui négocie, au printemps 1942, le transfert de Douelle vers Espère. Sa lettre écrite (à la machine) au propriétaire comprend des formules sans ambiguïté.
« Je suis heureuse que mon œuvre puisse bientôt déménager et déplore seulement que cela ait autant traîné… Vous seriez très aimable de bien vouloir me faire savoir les jours où vous serez à Espère car j’estime qu’il y a quelques détails à régler et qu’il serait bon que je vous vois, de plus il faut que nous nous entendions sur le mode mode de paiement de la location car nous n’avons rien convenu pour cela. J’espère que la maison sera bientôt disponible et que je pourrai envisager la date de départ de Douelle… Veuillez croire, Monsieur, à l’assurance de mes meilleurs sentiments. »
Il est bien écrit « mon œuvre »… Les autres informations confirment par ailleurs que c’est bien elle, de fait, qui est l’interlocutrice du propriétaire comme des autorités (préfecture, mairie).
Par ailleurs, on constate que dans une note (conservé au Mémorial de la Shoah) récapitulant « l'historique de l'Œuvre israélite des séjours à la campagne jusqu’en mai 1940 et la période de l’Exode », seuls deux noms sont cités(12) : Noémie Halphen et Yvonne Lévy-Engelmann. La première n’est autre que la baronne Noémie de Rothschild née Halphen (1888-1968), présidente de l’OSC et qui mettra à disposition de l’OPJ (Œuvre de protection des enfants juifs (OPEJ)) son château de Maubuisson en 1945(13). Toujours au Mémorial de la Shoah, est accessible un échange de lettres entre Yvonne Lévy-Engelmann et l'Union Générale des Israélites de France, datant de janvier et février 1943, au sujet du remboursement de sommes qu'elle a déboursées pour l'Oeuvre de Secours aux Enfants. L'artiste indique avoir avancé des fonds pour le compte de l'OSE à partir de septembre 1942.
Enfin, plusieurs enfants témoignent que « la demoiselle du château » multipliait les démarches auprès des agriculteurs des environs afin de compléter les approvisionnements alimentaires de la petite colonie.
On ignore à quelle date Yvonne Lévy-Engelmann est rentrée à Paris où, dès le début de l'Occupation, son appartement avait été saisi et ses comptes placés sous séquestre. Tout indique qu'elle a repris sa vie d'artiste. En 1947, c'est à ce titre qu'elle est faite Officier de de l'Instruction publique (l'équivalent avant 1955 des actuelles Palmes académiques). Pas question de faire état (publiquement en tout cas) de son action au service des enfants persécutés, et encore moins de solliciter quelque manifestation de reconnaissance. Mais cette longue épreuve, malgré son courage, comme si elle avait une forme de certitude intime que rien ne pouvait lui arriver à elle, l'a épuisée. La dame du château tire sa révérence précocement, à 61 ans.
NOTES
(1) Coquetterie d’artiste ? Toujours est-il que si Yvonne usa de ce double nom dans sa vie personnelle (les actes d’état-civil et des coupures de presse en attestent comme les archives liées à son activité durant la guerre) ou dans sa carrière publique pour signer ses œuvres, sa sœur Suzanne ne fut jamais dénommée que Lévy.
(2) Notice biographique du Pr Faure sur le site du Comité des travaux historiques et scientifiques, Institut rattaché à l’École nationale des chartes.
(3) Nécrologie du Pr Faure publiée en 1944 dans les Comptes rendus des séances hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences (en ligne sur Gallica BNF). Le grand homme était reconnu dans le Quercy, quand bien même n’y séjournait-il que rarement. En date du 15 juin 1934, le Journal du Lot salue son élection à l’Institut. « Le Pr Jean-Louis Faure est élu à l'Académie des Sciences. Les candidats étaient MM. Jean-Louis Faure, Henri Hartmann, Georges Marion, Maurice Chevassu ; au deuxième tour du scrutin, M. Jean-Louis Faure a été élu par 31 voix sur 56 votants. […] né à Sainte-Foi-la-Grande en 1863., il est professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de Médecine de Paris, et professeur de Gynécologie à l'hôpital Broca, membre de l’Académie de Médecine depuis 1924. C'est un chirurgien de grande valeur qui a réussi les opérations les plus délicates en gynécologie. Il s'agissait de remplacer M. Bazy, décédé. Nous adressons nos bien vives félicitations à M. Jean-Louis Faure qui, depuis plusieurs années, est un Quercynois, cadurcien d'adoption. M. Jean-Louis Faure, propriétaire du château de Mercuès où il séjourne pendant les vacances est bien connu à Cahors. »
(4) Plus tôt, le 10 septembre 1941, le même journal avait explicité le but de ce centre, et l’intérêt du cadre offert par le château. « Sous le haut patronage de M. Bézagu, Préfet du Lot, fonctionne depuis le 28 juillet, 1941, au Château de Mercuès, à 7 kilomètres de Cahors, un Centre de Civisme dont la direction intellectuelle a été confiée M. Delbos, Inspecteur d'Académie. Il a été installé matériellement d'une manière très originale grâce aux actives démarches de M. Gueugnier, délégué départemental la Jeunesse, et avec le concours de M. Olivier Rabaud, Chef de Pays des Compagnons du Quercy qui, aidé de ses Compagnons, a décoré les salles du vieux château avec infiniment de talent et d'ingéniosité. Le château de Mercuès, propriété du Professeur Jean-Louis Faure, est un bel édifice médiéval avec des parties des XVIe et XVIII siècles, qui fut l'ancienne résidence des Evêques du diocèse. Il couronne un éperon boisé d'où l'on domine un paysage émouvant ou s'opposent l'aspect gracieux et riant de la large et fertile vallée du Lot et l'aridité un peu funèbre des Causses. Le site et le château sont, de l'aveu de ses visiteurs, plus beaux encore que ceux d'Uriage, autre magnifique centre de formation des. Jeunes. C'est ce cadre et cette installation que M. le Préfet du Lot a offerts aux organisateurs pour leur permettre d'inviter l'élite de la Jeunesse une méditation active, sous le signe de l'unité française et du redressement français. C'est dans un climat d'exaltation morale, intellectuelle et patriotique que des instituteurs, des prêtres, des étudiants, des officiers se sont réunis pour se faire ensemble, une mentalité de Chevaliers de la Révolution Nationale ; là, ils se livrent des exercices physiques hébertistes et un travail intellectuel particulièrement fécond. »
(5) Selon le Larousse, « appellation tendre donnée aux Antilles à une femme ».
(6) Selon la notice d’Yvonne Lévy-Engelmann dans le catalogue du Salon de Paris 1945 au Palais de Tokyo (158e exposition officielle des Beaux-Arts).
(7) Le Docteur Lê Văn Chỉnh, né à Hanoi en 1879, a suivi les cours de l’École Coloniale de Paris en 1897. Engagé volontaire en 1914-1918, il a été reçu Docteur en Médecine d’État en 1922. Il a été Médecin de l’Assistance (à Paris) de 1907 à 1932, date à laquelle il a été admis à la retraite comme Docteur indochinois hors classe.
(8) Dans « La présence à Paris des artistes antillais. De l’académisme des Salons à une créolité artistique affirmée », in Paris Créole, son histoire, ses écrivains, ses artistes XVIIIe-XXe siècle (dir. Erick Noël), Presses Universitaires de la Nouvelle-Aquitaine, chapitre XIV, p. 140-154, janvier 2020. Dans une autre étude, Christelle Lozère indique qu’Yvonne Lévy-Engelmann a participé à la croisière dite du Tricentenaire commémorant le rattachement des Antilles à la France, à bord du paquebot « Colombie » (du 14 décembre 1935 au14 janvier 1936). Voir « Le Tricentenaire du rattachement des Antilles à la France 1935-1936, ou le triomphe de l’assimilation » sur le site Madinin’Art.
(9) Voir le catalogue du Salon, disponible en ligne.
(10) Les années suivantes, c’est son adresse parisienne, le 124 rue Tocqueville (17e), où se dresse un immeuble haussmanien, qui est notée.
(11) Catalogue disponible en ligne. « Tempera » : technique de peinture fondée sur une émulsion.
(12) Document conservé au Mémorial de la Shoah à Paris, cote CDXVI-197.
(13) Il s’agit de l’ancienne hôtellerie (dite aussi Logis royal) de l’Abbaye de Maubuisson, à Saint-Ouen-l’Aumône (Val d’Oise), Le site deviendra ensuite la base de l’Œuvre de protection des enfants juifs (OPEJ), qui prit la suite dès 1944 (grâce à une maison ouverte à Toulouse) du Service d’évacuation et de regroupement d’enfants (SERE) créé en 1942.