Les enfants Dreyfuss (Bertha et Léo)

Bertha Dreyfuss, née le 5 janvier 1936 à Karlsruhe (Allemagne).
Léo Dreyfuss, né le 15 décembre 1937 à Karlsruhe (Allemagne).
« They Still Can Smile ». Le 9 mai 1946, le New-York Daily News choisit ce titre pour évoquer l’arrivée, la veille, par bateau depuis Le Havre, d’un groupe de 17 orphelins juifs. L’article mentionne qu’ils vont pouvoir commencer une nouvelle vie loin des pays ayant été occupés par les Nazis, ce qui causa la perte de leurs parents. Ils ont été accueillis pour la plupart par des oncles et tantes.

C’est le cas de Bertha et Léo (pour Léopold) Dreyfuss, dont la photo illustre la publication dont le surtitre, « Out of Europ’s Terror », se veut édifiant. De fait, les enfants Dreyfuss sont des survivants, des miraculés même.
Trois ans plus tôt, en septembre 1942, au camp de Rivesaltes, leur mère leur disait au-revoir et s’adressait en ces termes à Bertha : « Prends soin de ton frère... » Elle a accepté de les confier à l’Œuvre de Secours aux Enfants, qui, sur place, sous l’impulsion de l’héroïque André Salomon, multiplie les sauvetages. Pour les parents, en revanche, le pire approche.
La famille a été expulsée vers la France en octobre 1940 dans le cadre de l’opération Bürckel. A Karlsruhe, jusqu’à la Nuit de Cristal, Wilhelm Dreyfuss était négociant bétail, comme tous ses ascendants installés en Rhénanie depuis le XVIIe siècle. Avec son épouse Clara et les deux enfants, ils sont d’abord internés au camp de Gurs. La petite famille est ensuite transférée à Rivesaltes, en mars 1941.
Sauvés in extremis à Rivesaltes
A l’automne, grâce à l’OSE, et avec l’accord des autorités de l’État français, les enfants sont dirigés au château de Chaumont, dans la Creuse, puis du Masgelier, à partir de juillet 1942. Mais ce n’est qu’un répit. La politique de collaboration et donc, la politique du chiffre, n’épargne plus les enfants dans le cadre de la mise en œuvre de la Shoah. Bertha et Léo sont rappelés à Rivesaltes en août.

Avec le soutien du président de la commission de criblage (qui doit lister les partants vers Drancy), Paul Corazzi, reconnu Juste après la guerre, et l’activisme des organisations comme l’OSE, la Cimade, ou encore la Croix Rouge, quand les parents ne s’y opposent pas, les enfants peuvent être sauvés… C’est ainsi que Bertha et Léo sont exfiltrés in extremis. Pris en charge d’abord au home de Vernet puis, à compter de début 1943, à Espère.

Fin 1943, à la fermeture de la maison lotoise, les enfants retrouvent quelque temps le château du Masgelier et quand celui-ci est à son tour évacué, ils sont confiés à une famille de paysans.
Une première délivrance. En avril 1944, au sein d’un groupe de 26 enfants, ils sont rassemblés à Lyon en vue d’un transfert vers la Suisse via Grenoble et Aix-les-Bains. Ils sont accompagnés par Marianne Cohn durant le voyage. Le passeur Henri Lacroix mène le groupe pour les guider dans la forêt, à Annemasse. Une heure de marche. Et enfin la liberté.
Le passage en Suisse
Interrogés par les policiers et douaniers suisses, Bertha et Léo ne connaissent plus le nom de leurs parents, et ne savent plus dire quel âge ils ont. Ils sont déboussolés. Ballotés entre camps, maisons d’accueil, homes, familles françaises de bonne volonté mais parfois rudes dans leur comportement, obligés d’apprendre par cœur les faux prénoms et noms qui leur ont été attribués dans la France occupée pour cacher leur origine allemande et leur judéité, Bertha et Léo sont perdus. Sans compter que le garçonnet a été malade, des graves problèmes digestifs vraisemblablement contractés dès leur internement à Gurs. Des décennies plus tard, Léo dira qu’il aura vécu ces années dans la terreur permanente de « faire dans sa culotte », a fortiori quand, dans la ferme où il fut recueilli quelque temps début 1944, il n’était pas rassuré à l’idée de sortir la nuit dans la cour pour se rendre dans des toilettes en forme de simple planche fixée sur ce qui ressemblait à un puits.
Alors, dans un premier temps, les autorités suisses placent Bertha et Léo dans un foyer d’accueil avant qu’ils ne rejoignent des cousins, à Bâle. Mais cette fois, c’est Bertha qui est en souffrance, car les deux gamines de la famille, sensiblement plus jeunes pourtant, lui mènent la vie dure.
En avril 1946, enfin, c’est le grand départ vers les Ėtats-Unis. L’exil tant attendu qu’avaient vainement espéré leurs parents en France…
A New-York, leur tante Recha, la sœur de leur mère, les accueille. Elle est veuve et tente de leur prodiguer tout ce dont ils ont manqué jusqu’alors… Les premiers temps ne sont pas simples toutefois. Scolarisés en mai et juin 46, Bertha et Léo ne parlent qu’un dialecte alémanique, une forme de « suisse allemand » que leurs petits camarades et leurs enseignants ne comprennent pas. Alors, pendant les vacances d’été, ils fréquentent un « day camp », une sorte de centre aéré où ils acquièrent assez vite les bases de l’anglais et à la rentrée, ils sont à même de communiquer.
Leur vie d’après
Bertha est diplômée en 1954 et devient secrétaire juridique. Mariée en 1954, elle épouse Walter Strauss. Le couple aura deux enfants.
Ėtablie dans le quartier de Flushing, Bertha s’engage dans l’organisation Hadassa qui regroupe les femmes sionistes américaines. Grande cuisinière, elle prépare avec brio les repas et réceptions que l'organisation programme pour lever des fonds.
Elle devient présidente de région de Hadassa et témoigne sans relâche auprès des institutions mémorielles et des jeunes générations de ce que fut son parcours d'enfant cachée et de ce que fut la Shoah en Europe. Veuve, elle donnait encore une interview sur ce sujet...
Léo a également témoigné, notamment auprès du Mémorial américain (USHMM).

Diplômé en 1955, il travaille d’abord quelque temps comme courtier à Wall Street mais reprend ses études pour se spécialiser dans l’électronique. Il ne parvient pas à trouver un job alors il s’engage dans l’armée. La visite médicale qui suit l’incorporation lui apprend qu’il est daltonien… L’électronique, c’est définitivement fini pour lui.
Après trois ans de service dont deux… en Allemagne, Léo reprend ses études devient professeur de mathématiques dans le Bronx. Après 30 ans de bons et loyaux services, il prend sa retraite dans le comté de Westchester.
Marié en 1965 à Doris Kopelman, sans enfant, Léo est membre de plusieurs institutions juives et il est notamment responsable d’une association regroupant d’anciens enfants cachés durant la Seconde guerre.
Homme affable, il adore raconter des histoires _ et pas seulement la sienne _, ne s’étant jamais départi d’un grand sens de l’humour. La vie a été plus forte que tout...
Les courriers déchirants des parents
Wilhelm et Clara Dreyfuss, les parents de Bertha et Léo, une fois en France, même internés, n’eurent en tête qu’un objectif : gagner Marseille et quitter l’Europe pour l’Amérique. Ils ont ainsi, comme des milliers d’autres, multiplié les courriers et démarches afin d’être en règle (obtention d’un visa) et de quitter l’Europe qui les persécutait.
Leurs espérances mais aussi leur calvaire quotidien et leurs désillusions, ils les ont transcrits dans nombre de lettres envoyées à leurs familles respectives, en Suisse et aux Ėtats-Unis. Une partie de cette correspondance a été conservée.
Ces extraits sont édifiants.
27 mars 1941. « Vous ne pouvez pas imaginer à quel point la faim et le froid font mal, nous sortons d’un hiver très rigoureux. » Clara à sa sœur Recha à New York.
9 avril 1941. « Aujourd'hui, nous, c'est-à-dire Clara, moi et Bertha, un jour de sortie nous a été accordé. Nous venons de manger à notre faim, une première depuis longtemps : ce que cela signifie ne peut être apprécié que par quelqu'un qui ne l'a pas fait depuis des mois... » Wilhelm Dreyfuss à sa famille.
7 mai 1941. « Ici, depuis plusieurs semaines, c'est terrible. ...Tout est très strict ici et nous sommes harcelés jour et nuit ; à la moindre occasion les gens sont punis. Au milieu de la nuit, des gardes ivres entrent dans les casernements, font du bruit et procèdent à des appels. Au début, on nous avait dit que nous serions envoyés dans un camp familial, mais malheureusement, c'est pire qu'une prison. C'est carrément catastrophique, ce que nous devons endurer ici ; nous recevons chaque jour 200 grammes de pain et deux fois un quart de litre de soupe de betterave avec des vers qui nagent dedans. Dans notre camp précédent, nous étions au paradis. Si cela continue longtemps, nous mourrons tous de faiblesse physique. » Wilhelm Dreyfuss à sa famille.
26 octobre 1941. « Mon petit garçon a été très gravement malade pendant cinq mois et nous lui avons donné jusqu’à notre dernier sou. Quand je le regarde, il est comme un nouveau cadeau pour moi. Nous avons déjà été à deux reprises sur le point d'émigrer mais de nouvelles réglementations étaient à chaque fois instaurées, ce qui contrecarrait tout. Maintenant, je pense que nos papiers sont de retour à Washington et nous attendons avec impatience des nouvelles de là-bas. » Clara Dreyfuss.
28 octobre 1941. « Ce fut très difficile pour moi de leur dire au revoir et j'ai tellement le mal du pays pour eux, mais je suis si heureuse qu'ils soient bien hébergés. » Clara Dreyfuss à ses proches, au sujet de ses enfants pris en charge par l’OSE.
25 mars 1942. « Je suis terriblement désolé pour ma mère parce qu'elle ne trouve plus son chemin. Je suis content que Clara soit avec elle : au moins elle n’est pas obligée d’être seule. Il est triste que, comme nous l'avons appris aujourd'hui, il n'y ait désormais presque aucune possibilité de venir vous rejoindre et je suis vraiment désolé pour les nombreuses démarches inutiles, les désagréments, etc. auxquels vous avez été confrontés à cause de nous. Et pourtant sans succès. Maintenant, nous devons prier, endurer et persévérer jusqu’à ce que tout soit fini. » Wilhelm Dreyfuss à sa famille aux Ėtats-Unis. Son père est décédé en janvier à Rivesaltes et il a lui-même été affecté plusieurs mois durant en 1941 au camp des Miles puis à La Ciotat dans le cadre de l’opération Todt. C’est en vain que profitant de cette proximité, il s’est présenté à plusieurs reprises au consulat américain de Marseille.
9 septembre 1942. « Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai déjà partie, mais malheureusement pas en Amérique… Mais en chemin vers là où tout le monde est parti d'ici ces derniers temps. Wilhelm est déjà parti depuis une semaine et je suis bien sûr très effrayée par toutes ces choses. La semaine dernière, les enfants sont arrivés soudainement. Vous pouvez l'imaginer, j'ai eu une grande joie, mais aussi de la terreur. S’il vous plaît, faites tout ce qui est en votre pouvoir pour que vous puissiez avoir les enfants. Vous êtes vous-même mère et je n'ai pas besoin de vous décrire les sentiments qui sont miens au moment où je pars d'ici. Qui sait quand je les reverrai ? » Clara, dernière lettre à ses proches en Suisse.
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Source : site du projet de livre commémoratif du musée d’histoire et des archives de la ville de Karlsruhe : gedenkbuch.karlsruhe.de
Wilhelm Dreyfuss est déporté de Drancy vers Auschwitz le 7 septembre 1942 à bord du convoi numéro 29. Sur les 1 000 personnes, dont 155 enfants, 889 ont été gazées dès leur arrivée.
Clara Dreyfuss est déportée de Rivesaltes à Drancy le 14 septembre 1942 et de là à Auschwitz par le convoi numéro 33 le 16 septembre 1942. Sur 1 003 personnes, dont 100 enfants, 856 ont été gazées dès leur arrivée.
Le tournant du mois d’août
A compter de la mi-août 1942, une accélération de la mise en œuvre de la Shoah est notable et les autorités de l’État français en zone « sud » modifient notamment leur politique vis-à-vis des enfants et adolescents (pour ce qui concerne alors, en tout cas, les Juifs étrangers). Placés dans des homes ou centres d’accueil dirigés par des œuvres (OSE, Quakers…), en toute connaissance des autorités, ceux-ci ne peuvent pas être déportés, cependant, sans leurs parents. Par télégramme, il est demandé aux préfectures des départements concernés de « rapatrier » les enfants juifs étrangers à Rivesaltes, auprès de leurs parents, au plus tard le 2 septembre. 149 enfants sont concernés, dont Bertha et Léo Dreyfuss. Une ultime opération de sauvetage est alors initiée. Présidée officiellement par le sous-préfet Jean Latscha, mais en réalité, dans les faits, par son représentant Paul Corazzi, la commission de criblage nota ainsi les enfants Dreyfuss « intransportables ». Ils furent exfiltrés par l’OSE avec l’accord exprès de leur mère.
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Sources : « Les enfants juifs internés au camp de Rivesaltes entre 1941 et 1942 », Anne Boitel, Revue d’histoire de la Shoah, 2003.
« Le camp de Rivesaltes : bilan et perspectives d’un lieu d’ostracisme (1939-2007) », Nicolas Lebours, Annales du Midi, 2011.