Douelle

A l’automne 1940 selon les registres des réfugiés établis dans la localité conservés aux Archives du Lot, au plus tard au tout début de 1940 selon une autre source (*), la petite colonie emménage à Douelle. Le groupe (les enfants comme les encadrants et leurs proches) était trop à l’étroit à Mercuès.
La commune de Douelle est limitrophe de Mercuès, au sud-ouest, mais son bourg et l’essentiel du territoire sont situés sur la rive gauche du fleuve, encadrés et surplombés par des collines. Seul le hameau de Cessac, une unité hydroélectrique et un petit port (désormais dédié au tourisme fluvial) sont implantés en rive droite.
Lors du recensement de 1936, sont dénombrés un peu plus de 600 habitants dans cette localité qui vit de la vigne, de la polyculture mais qui n’a plus guère d’activité en terme de commerce fluvial.
Un ouvrage considéré désormais comme un « classique » décrit Douelle au sortir de la Seconde guerre : « Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975 » (Paris, Fayard, 1979), de l’économiste Jean Fourastié, originaire du village où il est décédé en 1990. Le chercheur explicite sa thèse en comparant les données statistiques, économiques et sociologiques de Douelle en 1945 puis en 1975 (voir par ailleurs).
Deux maisons pour un groupe
A Douelle, la petite colonie s’ancre durablement dans le département. Il n’est plus question d’envisager un retour en région parisienne. Le partage du pays en deux zones et le statut des Juifs en font désormais un lieu de sauvegarde pour des enfants et des adultes déracinés, légalement « discriminés », avant, plus tard, d’être directement menacés.
Pour des raisons de logistique immobilière, le groupe est scindé en deux parties, et va donc occuper deux maisons distinctes dans le centre du bourg. Dans la première, dite « maison Roquette », sont logés le rabbin Apeloig, qui est rentré de captivité, son épouse et ses beaux-parents, leurs deux filles, et des parents proches. Dans la seconde, dite « maison Raynal », les enfants et les monitrices.

Cette dernière habitation est vaste, et le propriétaire est haut-fonctionnaire. Juste avant que les enfants s’y installent, elle a déjà hébergé d’autres réfugiés : des soldats d’un Régiment régional de travailleurs (RRT) provenant du centre mobilisateur du Havre. Comme les autres RRT, cette unité comprend des soldats âgés de 35 à 45 ans, lesquels ne sont pas destinés à combattre en première ligne mais à assurer des missions de soutien logistique, à l’arrière. Comme nombre d’unités, à l’armistice, le « RRT 35 CM 31 » qui a été en action dans le Jura doit se replier. Ses hommes (officiers et soldats) sont dirigés sur Douelle où il seront démobilisés durant le dernier trimestre 1940.
A défaut de caserne, les militaires sont dispersés dans le village. Quelques-uns vont donc occuper la maison où leur succéderont les enfants. Il demeure des « traces » matérielles de ces « occupations » successives. En l’occurrence, au niveau de l’encadrement d’une fenêtre, à l’étage, pour se distraire, pour tuer le temps, des soldats puis des enfants ont gravé leurs noms et même un joli paysage facilement identifiable : Etretat et ses falaises ! L’auteur était évidemment un militaire originaire de Normandie. Mais parmi les prénoms et noms, on relève ceux de deux enfants : celui de Marie Sztanke et Félix (très certainement Félix Transport). La première nommée, hélas, quittera bientôt le Lot et rentrera à Paris. Arrêtée, elle sera déportée avec sa mère en février 1944 et mourra à Auschwitz.
Un village de réfugiés... et résistants
Selon des historiens locaux de l’association MADER, au total, durant la Seconde guerre, Douelle a accueilli 700 réfugiés : outre les enfants et leurs encadrants de l’OSC, outre les militaires du RRT de Normandie, il faut inclure des familles établies de leur propre chef, qu’elles restassent quelques semaines après l’exode de juin 1940 avant de regagner leur domicile dans la moitié nord du pays ou plus durablement, pour les familles juives et/ou étrangères.
Par ailleurs, en février 1944, alors que les alliés bombardent la Provence, une vingtaine d’enfants marseillais sont accueillis durant plusieurs semaines à l’initiative des autorités (voir cet article de Philippe Mellet publié sur le site Medialot).
On ne peut enfin évoquer Douelle sans rendre hommage à Reine Arnaudet, qui fut reconnue Juste parmi les Nations des décennies plus tard : en 1943, elle prévint à temps la famille Cohen que des soldats allemands s’apprêtaient à inspecter le village. Les Cohen avaient rejoint le Lot pour retrouver leurs cousins Lichnewsky (eux-mêmes apparentés à l’épouse du rabbin Apeloig) mais ne logeant pas au même endroit. Reine Arnaudet protégeait la famille Cohen et, en lien avec la résistance locale, procura également des faux-papiers à certains jeunes gens souhaitant poursuivre le combat en Algérie.
A Douelle, quoi qu’il en soit, les enfants venus de Louveciennes fréquentent l’école communale, et profitent malgré le contexte d’un cadre de vie assez agréable. Et on peut même se baigner, en été : une petite plage est aménagée en bordure du Lot (elle existe toujours)… On remarque cependant que plusieurs d’entre-eux regagnent progressivement la région parisienne. Souvent, leur père qui s’était engagé en 1939 comme « Volontaire étranger » a retrouvé le foyer.
Mais un autre déménagement s’annonce : à la fin de l’année 1941, la propriétaire de la demeure dédiée aux enfants, elle-même obligée de louer un autre logement, demande à récupérer son bien.
Avec l’aide de la préfecture, Yvonne Lévy-Engelmann cherche une solution alternative…
Sources : Archives départementales du Lot, Mémorial de Shoah de Paris, Yad Vashem.
Voir aussi « À l'ombre de l'Absent, Chronique d'un oublié », de Evelyne Pewzner-Apeloig, Paris, Libranova, 2024.
Pour prolonger
- Douelle vu par Jean Fourastié (Cliquer pour que le texte se déroule)
Le village lotois dans lequel s’installent enfants et encadrants de l’Œuvre des séjours à la campagne (OSC) à l’automne 1940 est devenu célèbre en 1979. Cette année-là, l’économiste Jean Fourastié (1907-1990), dont la famille est originaire de la localité, publie « Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975 ». Il y étudie notamment l’évolution d’une commune rurale durant cette période de croissance qui restera elle aussi célèbre sous ce qualificatif inventé par le chercheur : « Les Trente Glorieuses ». Pour ce faire, Jean Fourastié s’est notamment basé sur les données du recensement collectées à Douelle en 1946 (qu’il nomme « Madère » dans son ouvrage).
A travers cette description, à quelques détails près, en ce premier quart du XXIe siècle, nous avons une excellente vision du village tel qu’il était au début de la guerre.
« J'ai choisi ce village pour représenter la France, non seulement parce que je l'ai beaucoup aimé et étudié - et qu'ainsi je parle de ce que je connais -, mais encore et surtout parce que les circonstances géographiques et sociologiques de Douelle en font un village bien représentatif (…) de l'ensemble de la France. Sans prétendre en effet que les données statistiques de Douelle soient exactement la moyenne nationale, on constate que quantité de facteurs ont, de 1946 à 1975, varié dans le même sens et selon des ordres de grandeur analogues à, Douelle et dans l'ensemble de la nation » expliquera plus tard l’auteur.
Morceaux choisis
« Le village de Madère - je pourrais écrire la paroisse de Madère, car tous ses habitants sont chrétiens baptisés, la majorité pratique chaque dimanche, et de mémoire d'homme, l'on n'y a encore vu que quatre enterrements civils. Il a, d'après les chiffres du recensement, 534 habitants. De ces 534 habitants les quatre-cinquièmes sont nés à Madère ou dans des paroisses voisines, distantes de moins de 20 km, soit moins de quatre heures de marche. Cela marque déjà un certain acheminement vers des temps nouveaux car, cinquante ans plus tôt, c'étaient 97 % des habitants qui étaient nés sur le terroir, et, vingt ans plus tôt, encore 90 %.
Sur ces 534 habitants, 40 ont plus de 70 ans, et 210 moins de 20 ans. Il y a environ 12 naissances en moyenne par an, et 8 décès, dont près de 3 sont des décès de bébés de moins d'un an. Tous ces chiffres sont très inférieurs à ceux qui étaient enregistrés à Madère au siècle précédent, où la mortalité infantile dépassait 30‰, la natalité 40 ‰. Calculée sur l'ensemble de la région où se trouve Madère, la mortalité infantile est de l'ordre de 10 ‰ et l'espérance de vie à la naissance, de 60 à 62 ans. Ceci confirme que Madère n'est plus dans son état traditionnel millénaire, et a nettement commencé son « développement ».Une grande majorité d'agriculteurs
Mais la plupart des autres éléments du niveau de vie et du genre de vie des habitants de Madère sont restés très proches de ce qu'ils étaient au XIXe siècle, du moins à la fin du XIXe siècle. Par exemple, la taille moyenne des adolescents à l'âge de 20 ans est de 165 cm pour les garçons et de 155 cm pour les filles. Les caractères généraux de la morphologie physiologique des bébés, des enfants et des adolescents, restent ceux du XIXe siècle. Très peu d'enfants dépassent le niveau de l'école primaire élémentaire, où l'on apprend à lire, à écrire la langue nationale et à compter. J'ai sous les yeux la liste des enfants nés à Madère depuis 1921 et qui ont atteint ou dépassé le « niveau baccalauréat » : ils sont moins de 50 sur environ 4 000 nés vivants.
Des 534 habitants de Madère, 279 sont recensés dans la population active, les autres étant des jeunes de moins de 14 ans, des femmes « ménagères », et une quinzaine de personnes désignées comme « retraités » : ces retraités sont le petit nombre des hommes, nés pour la plupart à Madère, qui ont fui la misère dans leur jeunesse en obtenant des postes dans l'administration publique (postes, contributions fiscales...) et dans l'armée.
De ces 279 « actifs », 208 sont agriculteurs, 27 artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, un tonnelier, maréchaux-ferrants, meuniers, cordonniers, tailleurs...) et 12 commerçants : il y a en effet un très petit commerce, trois ou quatre « boutiques », deux épiceries-merceries, une boulangerie, une boucherie. Le boucher ne travaille d'ailleurs qu'à temps partiel ; il ne vend en général que du mouton, et seulement deux jours par semaine. Les 19 personnes recensées comme « employés » sont 5 instituteurs ou institutrices, le receveur des postes et le facteur, la secrétaire de mairie, le garde champêtre et quelques femmes de ménage journalières, laveuses et « bonnes à tout faire ». Une douzaine d'ouvriers non agricoles (cantonniers, mécaniciens...) complètent les 279, qui ne comprennent que 2 « cadres ou techniciens», le curé et un docteur en médecine, qui, d'ailleurs, a quitté Madère peu après le recensement, non bien sûr faute de malades, mais faute de clients solvables.
Les 208 agriculteurs sont groupés en 92 « exploitations agricoles » dont la superficie moyenne en culture est de l'ordre de 5 ha.Un niveau de vie médiocre
Aucune exploitation, d'ailleurs, ne dépasse le quadruple de cette moyenne. Le reste du territoire de la commune est hors culture, stérile, quasi désertique. Ces 208 travailleurs agricoles ne disposent en tout que de deux tracteurs, souvent hors d'usage par bris d'une pièce dont la « rechange » manque et ne peut être obtenue qu'après des délais variant de quelques jours à quelques semaines. L'auxiliaire fondamental du travailleur reste le boeuf (parfois la vache mi-laitière, mi-charretière), quelques chevaux et encore plusieurs ânes et mulets.
L'engrais chimique est très peu utilisé ; on « fume » la terre avec le fumier des grands animaux, avec appoint des poules, lapins, canards et dindons... La production par tête de travailleur agricole et par hectare cultivé ne peut, dans ces conditions, qu'être très faible. Elle l'est en effet : à peine supérieure aux chiffres du XIXe siècle. En année moyenne, le blé rend 7 à 8 fois la semence (12 quintaux bruts à l'hectare) ; la vigne, 25 hectolitres ; le tabac, 20 quintaux...
Cependant, à part les rares entrées provenant du très petit nombre des retraités et des fonctionnaires de l'État - la « Sécurité sociale » étant encore dérisoire - tous les revenus dont dispose le village sont issus de sa terre et proviennent de la vente ou de l'autoconsommation des produits de cette terre. L'irrégularité climatique accentue encore cette médiocrité du niveau de vie.
L'alimentation forme les trois quarts de la consommation totale. Elle est cependant pour sa moitié composée de pain et de pommes de terre; chaque exploitation agricole élève un porc et une trentaine de têtes de petits animaux, dont la consommation fournit les trois quarts de la consommation de viande de la famille ; quelques agriculteurs élèvent ou engraissent des brebis, mais pour la vente ; des pauvres font brouter des chèvres sur les landes, ce qui, avec les coupes de bois nécessaires aux foyers, a pour résultat d'y supprimer la végétation herbacée ou arborescente qui pourrait à la longue s'y implanter.Des loisirs très restreints
Une seule fois par semaine, en moyenne, on achète et on consomme de la viande de boucherie, en petite quantité et, s'il s'agit de boeuf, en qualité très médiocre. Le beurre est inconnu; le fromage n'est consommé que dans sa forme locale et en petite quantité. Les aliments étrangers au pays ne sont ni connus, ni même appréciés ou désirés : on les trouve suspects, écœurants... La base de l'alimentation, plus de la moitié des calories absorbées, est la soupe de pain et de légumes, à la graisse de porc.
Le reste de la consommation personnelle est vestimentaire pour plus de sa moitié. Les dépenses de loisirs sont très faibles ; ni les jeunes ni les adolescents ne reçoivent d'argent de poche. En dehors du service militaire et de la guerre, la grande majorité des habitants de Madère n'a fait de voyage que son voyage de noce et quelques pèlerinages.
On aura une image concrète du niveau de consommation de cette population, si l'on apprend que pour acheter 1 kilo de pain, le travailleur moyen de Madère doit travailler 24 mn ; pour 1 kg de sucre : 45 mn ; pour 1 kg de beurre : 7 h ; pour un poulet de 1 kg : 8 h. Que le lecteur compare avec le pouvoir d'achat de son propre revenu !
Les produits manufacturés sont encore plus chers. Un petit poste de radio vaut 300 salaires horaires de manœuvre ; une ampoule électrique de 15 watts coûte plus d'un salaire horaire... »