Cahors et les trois villages où la maison sera successivement implantée. ©OpenStreetMap

 

Mercuès

Le village de Mercuès aujourd'hui. Photo Nelly Blaya.

Félix Transport se souvient de l’arrivée dans le Lot. «  Nous sommes arrivés à Cahors et de là, un petit bus nous a conduits jusqu’à un petit village nommé Mercuès. »

C’est ainsi que les adultes et les enfants découvrent le château de Mercuès. « Etait-ce parce que la maison prévue n’était pas libre ? En tout cas, c’était très amusant pour nous, les enfants. Nous courions partout dans le parc et sur les murailles de ce château bâti au Moyen Age. Nous aurions pu tomber et nous tuer. Mais on s'amusait. Nous étions ici, la guerre avait commencé, mais pour nous, c’était très drôle... »

Cependant, ce n’est effectivement pas possible pour le groupe de rester très longtemps. « Pendant quatre ou cinq jours, dans le château, nous avons dormi par terre, parfois sur de la paille, il n’y avait pas de matelas. Mais nous, les enfants, cela nous posait pas de problème… Ensuite, nous avons été logés pendant quatre à cinq mois dans une maison du village... »

D’après nos recherches, cette maison, au centre du village, correspond à l’actuel bâtiment abritant le bureau de poste. Ne demeurera au château jusqu'à la Libération qu'Yvonne Lévy-Engelmann, qui dirigera la Maison des Enfants (sur le plan administratif et logistique) depuis l'ancienne résidence des évêques de Cahors.

Le bâtiment qui faisait office de salle des fêtes (aujourd'hui s'y trouve la Poste) mis à la disposition des enfants. Collection France Marsanne.

Au début de la guerre, la commune compte un peu plus de 300 habitants. En contrebas de son château, qui n’est pas encore un atout touristique, le petit bourg dispose déjà toutefois de commerces de bouche. Vivant essentiellement de la viticulture, il possède une gare (sur la ligne Cahors-Luzech-Monsempron-Libos qui longe le Lot) et une autre, celle d’Espère-Caillac, sur la ligne Paris-Cahors-Toulouse, se trouve à proximité immédiate. Par ailleurs, comme c’est encore le cas de nos jours, confluent à Mercuès plusieurs routes qui ensuite mènent à la ville préfecture...

Pour prolonger
  • Le Professeur Faure et le château de Mercuès : article de Philippe Mellet sur le site Medialot, 30 juillet 2023.
  • Au cours de nos recherches, nous avons retrouvé par ailleurs un document très instructif sur la vie quotidienne à Mercuès d'une famille de réfugiés juifs originaires d'Allemagne. Un éclairage qui permet de mieux appréhender l'atmosphère et l'environnement qui furent ceux de la maison d'enfants à Mercuès, à Douelle puis à Espère... A lire ci-dessous.
Mercuès 1940 à 1942 : le témoignage de Walter Simmenauer  (Cliquer pour que le texte se déroule)

 Originaire de Hambourg, la famille Simmenauer fuit l’Allemagne nazie en 1938. Le père, industriel, a été écarté de la direction de l’usine qu’il dirigeait, parce que juif. Il parviendra à négocier un contrat avec la société des Frères Lumière qui lui permettra de ne pas souffrir de problèmes financiers.

Livret individuel de prestataire étranger de Siegbert Simmenauer 1940. Archives Yad Vashem.
Laisser-passer de Clara Simmenauer, 28 octobre 1941. Archives Yad Vashem.

    Installés à Paris, les Simmenauer gagnent le Lot à l’été 1940 et s’établissent à Mercuès. Ils peuvent y vivre dans une certaine aisance. Les choses se compliquent à la fin de l’année 1942. Ils rejoignent alors Montauban sous de nouvelles identités et pourront échapper aux rafles de l’occupant et de ses complices français.

   Walter Simmenauer, né à Hambourg en 1927, décédé à Paris en 2012, qui deviendra plus tard médecin pédiatre, et un grand violoncelliste « amateur », a fait don au Centre Yad Vashem de Jérusalem d’un récit tapuscrit de quelque 80 pages évoquant sa jeunesse, marquée par la montée du nazisme, l’exil, la guerre puis la « reconstruction ».

Walter Simenauer, jeune homme. © Archives Eitan Simanor

   Ce document exceptionnel écrit avec style au début des années 2000 accorde une large place à la période passée dans le Lot. Nous avons choisi d’en reproduire les pages les plus détaillées qui permettent de saisir ce que pouvait être le quotidien de réfugiés juifs étrangers durant ces deux années et demie. Il insiste notamment sur les ressources agricoles (vergers, vignes, maraîchages...) qui faisaient de ce secteur une enclave privilégiée (les enfants réfugiés et cachés par l'OSC puis l'OSE en profitèrent également, mais plus modestement).

   La mise en page, les intertitres et les notes ont été réalisés par nos soins.

   Il y avait trois chambres, un cabinet de toilette avec WC, une cuisine et une
 grande cave. Il y avait l’eau courante, l’électricité, une cuisinière à bois avec un bain-marie
 pour l’eau chaude. Bref, c’était le grand confort. En plus, il y avait une terrasse couverte avec
 une très belle vue et un hectare de terres à cultiver en deux parcelles, l’une attenante à la
 maison, dite « l’enclos », avec des arbres fruitiers, qui était en friche depuis vingt ans, l’autre
 à cinq cents mètres, un champ rectangulaire allongé bordé par la route de Douelle.

Alfred, Ellen, Clara et Walter Simmenauer à Mercuès en 1941. © Archives Eitan Simanor

   (…) Mercuès est bâtie sur un plateau. La route qui vient de Cahors l’aborde par une côte
 assez raide. Au bas de la côte, il y a une usine d’électricité située à l’aplomb d’un barrage sur 
le Lot. Le barrage est pourvu d’une écluse qui donne accès à un canal long de cinq à six cents
 mètres, qui isole une île entre la rivière et le canal et se termine par une autre écluse. Mais en
 1940, le Lot n’était plus navigable et les écluses étaient hors service. Entre le canal et le
 plateau sur lequel se trouvait le village, il y a quelques terres très fertiles comme le potager et 
la vigne de M. Thon. Près de leur maison, il y a une source, petite grotte rocheuse avec un 
bassin où l’eau est froide et délicieuse. Un chemin monte à flanc de coteau pour rejoindre la
 maison qu’ils possédaient sur le plateau un peu à l’écart du village et que nous avons habitée.


La maison louée par la famille Simmenauer, aujourd'hui. © Nelly Blaya
Un village où rien ne manquait

   L’été nous descendions souvent chercher l’eau de source, bien meilleure que celle du robinet,
 avec un pot à lait en aluminium.

 Dans le village, il y avait à peu près tout ce qu’il fallait : boulanger, charcutier, épicier,
 boucher et surtout un jardinier, Marcelin, qui nous fournissait les plants à repiquer et les 
légumes qui manquaient. Il était vieux, très courbé, mais agile et vaillant. Il employait du
monde pour l’aider, ses planches étaient impeccables, sur les semis il ajoutait du sable, très
 décoratif sur cette terre rouge argileuse. Il faisait sarcler ses semis, c’est-à-dire enlever les
 mauvaises herbes à la main, et pour cela il avait des bancs en bois de la largeur des planches
 de semis qu’on posait comme un pont sur lequel on s’allongeait pour travailler sans abîmer les 

semis. Marcelin était respecté : il était riche, le seul du village à posséder une salle de bains. Il

rudoyait tout le monde, ses employés comme les clients, et à la moindre remarque il clamait :

 « Les ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à pas revenir ! » (avec l’accent local).

 L’autre établissement remarquable du village était la porcherie modèle de Bourdarie, 
le charcutier. Elle était un peu en-dehors, assez moderne, bâtiment bas et allongé en béton
 avec une case particulière pour chaque truie. Les animaux étaient très propres contrairement à 
ce que nous connaissions des cochons qu’on gardait dans chaque ferme, dans un réduit où ils 
croupissaient dans leurs excréments et consommaient tous les restes de la ferme jusqu’à ce 

qu'on « tue le cochon ». L'église sonnait les heures et le château perché sur une falaise d’au

 


moins cent mètres au-dessus du village, d’allure fière, était en piètre état. Il appartenait aux

 demoiselles Lévy que je n’ai jamais vues (*). Le parc était en friche et le mur d’enceinte écroulé 
par endroits. On y jouait. Il paraît que Richelieu a dormi dans ce château.

 Nous n’avions guère de rapport avec les habitants du village, excepté les Thon, nos
propriétaires.

D'autres réfugiés

   Il y avait le « gros Lévy », fils d’un dentiste de Dijon, réfugié comme nous. Il
 allait aussi au lycée de Cahors et il nous arrivait de faire le chemin ensemble, mais on ne se
 fréquentait pas. Le docteur Auerbach était un médecin roumain replié de Paris : un couple 
sans enfant mais avec un chien. Ce chien, à mon grand étonnement, avait tous les droits : il
 assistait au repas plus ou moins sur la table, il me semble que le docteur attendait que le chien 
ait fini de manger avant d’attaquer. Cela paraît bizarre, même aujourd’hui, mais en ces temps
 de restriction, c’était inouï ! Nous ne les fréquentions pas non plus, mais un jour Ellen, en coupant des herbes pour les canards, s’est tranché la pulpe du médius gauche et elle a été
 soignée par le docteur Auerbach avec beaucoup de compétence et de dévouement. Il faisait de 
la médecine du travail et savait traiter ce genre de plaie avec les moyens très rudimentaires
 dont on disposait alors.



   À l'entrée du chemin qui menait à notre maison, il y avait une bicoque en ruines avec 
un pigeonnier. C'était l’antre de Gipouloux, un marginal bizarre, solitaire, ouvrier agricole qui
 louait ses services à droite et à gauche, mais qui possédait des dons rares et reconnus. Il savait
 quand la lune était bonne pour conduire la lapine au mâle et il en avait un magnifique dans
 son clapier, un géant des Flandres. D’autre part, il savait chercher la truffe sans cochon ni 
chien ; il la repérait à la mouche verte, comme il disait ; il nous en apportait souvent, c’était
 presque pour rien et on en mettait dans tous les plats : l’omelette, les légumes, les ragoûts…

 En face de notre champ se trouvait la ferme de Sastre (…). C’est 
lui qui nous a labouré nos terres, cela se faisait avec une charrue traînée par un attelage de
 deux bœufs. Les bêtes n’avançaient que si on criait et la campagne retentissait de ses
 vociférations sonores : « Ah aïdoun ! » La terre était très argileuse, les mottes en séchant
 devenaient dures comme de la pierre et je vois encore mon père qui sortait avec son chapeau
 de paille, lui qui était toujours très élégant, la binette à la main, taper sur les mottes qui se
 réduisaient en poussière. Nous avions bien eu un jardin à Hambourg, mais je ne sais pas si
 mes parents y avaient jamais jardiné ; on avait du personnel pour ça. À Mercuès, c’était pour 
tout le monde l’apprentissage des cultures. Mon père, habitué à gérer une fabrication (usine) et à faire
 des bilans, lisait les modes d’emploi des graines et calculait les récoltes à engranger. Inutile de

 dire que les prévisions étaient rarement justes ! Mais la joie de voir lever les graines, se

 développer les plantes, apparaître la floraison, se former les fruits, alimentait les discussions 
animées et gourmandes autour de la table familiale.

Dos du laissez-passer de Siegbert avec les cachets de renouvellement, Archives Yad Vashem.
La chasse aux œufs 

   Il y a eu quelques fameuses récoltes : les 
reines-claudes. L'arbre était au centre de l’enclos, il avait été étouffé pendant vingt ans par les 
herbes, il s’est épanoui après le labour et a donné deux cents kilos de fruits superbes, dorés et
 sucrés, le premier été.

    On mangeait des saladiers entiers de compote pour laquelle on n’avait
 pas besoin de sucre qui était rationné. (...) Les salades aussi sont restées légendaires. Tout mûrissait en 
même temps ; on consommait des montagnes de verdure, surtout la romaine chicon qui avait
 bien pommé, comme on disait, et faisait la fierté de la famille. L’enclos était réservé aux 
légumes et au maïs ; dans le champ, nous avions semé du blé et du seigle. Je pense que Sastre 
a dû le moissonner et le battre pour nous et, selon l’usage, prélever sa part sur la récolte.
 Toujours est-il que nous avions du grain, denrée rationnée qui devait être déclarée et remise
 en grande partie au gouvernement. Aussi est-ce de nuit et à bicyclette que je suis allé à un
 petit moulin privé, situé sur la Vayre, petite rivière distante de quelques kilomètres, pour faire
 moudre le grain. Expédition à risques et assez longue car il fallait mettre le moulin en marche
 pour cette opération et attendre qu’elle soit terminée. Le plus difficile était le rapatriement de
 la farine qui prend beaucoup plus de place que le grain.



Ellen Simmenauer et les poules. © Archives Eitan Simanor

    Chose tout à fait rare dans le pays, le jardin derrière la maison était clos de grillage
 assez bien fait, en bon état, avec un poulailler : ça, c’était le domaine d’Ellen. Nous avions six
 à huit poules et un coq, appelé Titi, avec lequel Ellen entretenait des relations très
affectueuses. A l’égard des autres membres de la famille, il était plutôt agressif et finit
 d’ailleurs par le devenir aussi avec Ellen. Il a fallu l’abattre ce qui se solda par des torrents de 
larmes de ma sœur. Chaque poule portait son nom tiré généralement de la couleur du
 plumage : la beige, la demi-deuil, etc. L’une d’elles s’appelait la morte. Ellen avait trouvé le
 poussin couvé chez nous, hors du nid, froid et inerte. Elle l’a pris dans son lit et l’a réchauffé
 longuement et il a survécu. Ellen reconnaissait parfaitement les œufs et savait qui les avait 
pondus. Ceux de la beige étaient réservés à notre père. Mais, bien entendu, le rendement de
 notre poulailler ne suffisait pas aux besoins familiaux et Inge et moi allions à tour de rôle faire
 le tour des fermes isolées dans les causses ; c’était des tournées de vingt à trente kilomètres 
sur des routes ou des chemins en mauvais état, en montagnes russes, et on allait mendier une 

demi-douzaine par-ci par-là. La première réponse dans la ferme venait du ou des chiens qui

faisaient un beau tapage, puis on abordait la fermière qui commençait par dire : « Pauvres, il y

 en a tout juste pour nous ! » Alors on parlait du temps, du blé, des moutons, etc., et au bout du

 compte apparaissait un panier, une soupière ou une cuvette avec les œufs.

Les oies du Lot

   De ces fermes

 isolées, les paysans n’allaient à la ville que pour la foire une fois par mois, alors ils vendaient

 quelques légumes, lapins ou volailles et revenaient avec un peu d’argent. Mais il leur passait 

peu de billets dans les mains et les dix francs d’une douzaine d’œufs étaient bienvenus. On les
 emballait précautionneusement dans du papier-journal et on les plongeait dans le sac à dos.

   Un jour, dans une descente sur un chemin raviné, j’ai été attaqué par un chien qui avait jailli
 d’un buisson. Il fallut se défendre, mais surtout il fallait sauver les œufs. J’ai envoyé un 
furieux coup de pied, qui a dû laisser la bête en piteux état car je n’ai plus rien entendu. La 
responsabilité d’une douzaine d’œufs dans mon sac à dos, c’était une chose trop sérieuse. Inge
 était très performante dans ses tournées. Elle avait seize ans, c’était une belle plante aux joues 
roses avec une grande tignasse très blonde ; cela pouvait aider à obtenir ce qui était refusé à
 d’autres. Mais elle avait aussi, et elle a toujours, un sens très strict de l’économie et il lui est
 arrivé, chose inouïe, de ressortir les œufs de son sac et de les laisser parce qu’ils étaient un 
franc ou deux trop cher !

 Le deuxième hiver, nous avons eu douze oies en plus des poules. C’est Ellen qui les a 
gavées avec notre maïs. Elle le faisait gonfler dans de l’eau chaude pour le rendre plus
digeste. Puis elle se mettait à califourchon sur l’oie pour l’immobiliser, enfonçait l’entonnoir
 dans le bec et, avec un bâton, poussait les graines jusqu’à réplétion du jabot. Ce spectacle était
 un peu barbare, mais les oies faisaient la queue pour être prises chacune à leur tour et en se
 bousculant pour passer devant les autres. Elles ne devaient donc pas tant souffrir. Il a fallu les
 saigner, les plumer, faire fondre toute la graisse. Pour ça, ma mère était à son affaire : rien ne
 lui faisait peur, rien ne la dégoûtait, rien ne la fatiguait et le travail était méticuleusement
 exécuté. Pas de mélange des graisses, d’un côté la plus fine qui se trouve dans l’espèce de 
poche ventrale qui traîne par terre quand l’oie marche et qui lui donne d’ailleurs une démarche 
un peu empruntée, de l’autre côté la plus abondante était toute la peau fondue avec les 
graillons, morceaux de peau qui, vidés de leur graisse, donnent des croûtons croquants et 
délicieux. Cela se faisait dans la cour dans un grand chaudron en cuivre et répandait des
odeurs à faire défaillir. Le chaudron était posé sur le trépied sur lequel normalement on faisait
 bouillir la lessive.

Le lait de la chèvre

   Alfred et moi entretenions le feu avec des fagots de sarments, ce bois issu
 de la taille de la vigne. 

La pénurie de lait nous a poussés à acheter une chèvre. Il y avait un appentis, sorte
 d’étable pour elle, et nous pensions qu’il serait facile de la nourrir. En réalité, elle ne mangeait
 pas quand on l’attachait, mais poussait des bêlements insupportables ; il fallait la tenir en 

laisse et la promener le long des fossés où l’herbe était grasse et variée. Elle n’était pas facile

 

à traire, chacun s’y est essayé et on comparait les résultats ; ça tournait autour du demi-litre
 ou trois-quarts de litre, tout de même une richesse en ces temps-là. La technique de la traite ne
 posait pas de problèmes, mais elle attendait la fin pour donner des coups de pied dans le pot
 au lait et elle y réussissait parfois : une sale bête quoi !

 Nous avions aussi des clapiers, en particulier une belle lapine géante des Flandres qui
 nous a donné onze petits, après avoir été au mâle chez Gipouloux. Tout le monde ramassait de
 l'herbe pour les lapins, ils sont tous venus à maturité, entre trois livres et deux kilos, et Mutti
 faisait du pâté de lapin. Là encore il fallait les assommer, ce qu’on appelle le coup du lapin ;
 les saigner, les écorcher, ça n’effrayait pas Mutti. Le pâté était bon au début, mais imaginez
onze lapins à consommer sous cette forme à cinq personnes. On en mettait sur le pain dès le 
petit-déjeuner : nous en avons eu franchement assez à la fin.



   Le poisson n'existait pas : depuis longtemps, la pêche en mer était interrompue en 
raison des travaux pour l’Atlantic Wall. Il nous arrivait bien de pêcher, Alfred et moi, dans le
 Lot ou dans le canal, mais nous ne rapportions pas de quoi ravitailler la famille. Il y avait un
 pêcheur dans le village qui posait des nasses et il remontait par le petit chemin qui passait
 devant la maison. Un jour, il nous a proposé une anguille de plus d’un kilo, ça c’était une
 aubaine et Mutti s’est chargée de la préparation. L’anguille était dans un sac, le pêcheur a 
voulu l’attraper mais elle lui a mordu un doigt, impossible de lui faire lâcher prise. Nous
 avons pris un bout de ficelle et avons serré un nœud coulant derrière sa tête, progressivement 
elle a lâché. Alors, profitant de ce nœud bien serré, Mutti a fait une incision circulaire de la 
peau au-dessous et, avec le sac de jute, elle a récliné la peau le long de la bête. Puis elle a
 coupé la tête, vidé les entrailles et mis l’anguille ainsi préparée dans un plat qui va au four.
 Mais quand elle l’a salée, les muscles ont réagi et cette anguille sans tête ni peau a sauté
 par terre et a fait le tour de la cuisine !

 Un jour, devant notre porte, on entendit très au loin des cris « Au secours ! », cela
 venait d’en bas, des bords du canal. Alfred et moi sommes descendus et avons repéré un
 pêcheur dans l’île qui s’était cassé la jambe en tombant. Nous y sommes allés et en faisant ce 
que dans le langage scout on appelle la chaise - manœuvre classique du secouriste — nous
 l’avons ramené jusqu’à l’usine électrique où une voiture l’a pris. Il avait des barbeaux et des 
chevesnes dans son filet et a insisté absolument pour que nous les prenions. C'était contraire à
 nos principes de scouts, mais par ces temps de pénurie. De plus, dans quel état ces poissons 
seraient-ils arrivés chez lui qui devait d’abord être conduit à l’hôpital.

 Nous ne pouvons quitter la chapitre des poissons sans évoquer une énigme qui ne fut 

jamais vraiment élucidée.

Les conserves de Lisbonne

   Quelque temps après notre installation à Mercuès, nous avons
 commencé à recevoir des paquets en provenance de Lisbonne. Ces paquets contenaient des 

conserves de thon et de sardines ; ils arrivaient très régulièrement, je crois tous les quinze
 jours à peu près et il y avait six ou huit boîtes dans chacun. L’adresse était bien la nôtre avec
 notre nom bien épelé. Nous ne connaissions pas l’expéditeur, d’ailleurs nous ne connaissions 

personne au Portugal. Peut-être mon père y avait-il eu des relations commerciales — il en avait

 dans le monde entier — mais ce ne pouvait être une explication. Il y avait bien à Lisbonne une Emma Wohlwill dont j’ai entendu le nom sans savoir qui elle était, juive évidemment, riche 
sans doute, qui faisait peut-être cette bonne action pour nous. Nous avons reçu des sardines et
 du thon et, je crois aussi, parfois du savon, une vraie rareté. Il y avait de quoi en être
 complètement écœuré, si cela n’avait servi de monnaie d’échange pour d’innombrables trocs
 qui nous ont permis d’avoir d’autres substances rares. Ces paquets arrivaient à la poste de 
Mercuès où notre réputation était solidement établie, car il y arrivait aussi des mandats de
 Louis Lumière. Il a continué à honorer fidèlement le contrat que Papa avait signé avec lui.
 Louis Lumière a honoré ses engagements malgré les circonstances. Les mensualités nous sont
 parvenues jusqu’en novembre 1942.

   Loin de rendre les gens jaloux, cela nous valait du
 respect ; au moins, on savait de quoi nous vivions.

 Le courrier était notre seul moyen de contact avec le monde ; nous étions assignés à
 résidence avec interdiction de quitter le département et les limites du département étaient 
surveillées comme de véritables frontières.

Continuer à correspondre

   Il fallait trouver un moyen de correspondance avec
 Papi et Lala, les parents de Mutti, qui étaient à Bruxelles : cela se passait au moyen d’un
 passeur à la frontière belge, à St Amand. Charles Rosenbaum, le beau-frère de Mutti, avait été 
au camp de Rivesaltes dans les Pyrénées Orientales. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Que faisait-
il seul en France pendant la guerre ? Je l’ignore. Toujours est-il qu’à sa libération il est venu
 nous rejoindre à Mercuès et y est resté quelque temps, puis il est rentré en Belgique, chose 
impossible sans l’aide d’un passeur, et c’est cette filière qui a servi pour le courrier.

 Avec Paris où il y avait M. Tiemann, l’ami d’affaires de mon père, le représentant de 
Leonar pour la France, on s’écrivait par cartes inter-zones. Paris était occupée, la Loire était la
 frontière avec la zone libre, le courrier était censuré ce qui pouvait le retarder énormément.
 Les cartes inter-zones prescrivaient un texte avec des blancs à remplir et ça circulait mieux.


Tiemann surveillait notre appartement et nos affaires, il écrivait par allusions. On pouvait 
donner des nouvelles des familles ou des connaissances. L’imprimé proposait par exemple : 
« La famille … va bien. » Il a mis : « La famille Môbel va bien. » L’autre élément de contact 
avec le monde était la radio. Elle marchait beaucoup, on y était collé pour écouter les 

nouvelles, faciles à entendre sur l’émetteur de Vichy, souvent très brouillées quand on

 cherchait à écouter Londres. Nous avions une carte d'Europe et des petits drapeaux épinglés 
qui marquaient l’évolution des fronts. Mais, outre les nouvelles, nous écoutions énormément

 de musique et je peux dire que ma formation, pour ce qui est de ma connaissance de la

 littérature, date largement de cette époque.

 Qu’avions-nous comme distractions ? A la belle saison, on était beaucoup dehors : le
 vélo, la pêche, le jardin. Mais l’hiver.…

   Or il n’y avait pas beaucoup de livres. Alfred et moi
 avions un abonnement à Mickey qui paraissait le jeudi, mais ça n’occupait qu’un ou deux 
jours. Nous allions tout de même au lycée et je réalise que c’était un privilège. Ellen, la 
pauvre n’avait rien, ni école, ni camarades. Le lycée était à huit kilomètres, en montagnes 
russes, et il n’y avait pas d’autre moyen que le vélo pour s’y rendre. Oh, il y avait bien deux
 gares à Mercuès ! L’une était sur la ligne de Paris à la sortie du tunnel qui passait sous le
 château, elle était très fréquentée. La voie suivait le Lot de Cahors à Mercuès, en s’élevant
 progressivement le long de la falaise jusqu’au tunnel. Cette côte était dure pour les trains à
 vapeur qui étaient très longs et très chargés de matériel réquisitionné par les Allemands pour 
les troupes. Il y avait des convois jour et nuit et on entendait le « tch-tch-tch » de la locomotive qui peinait, en saccades qui s’accéléraient pour se rompre et reprendre lentement.
 L’autre gare, sur la ligne de Cahors à Fumel, était en dehors du village près de notre maison,
 c'était une ligne à voie unique qui restait dans la vallée et passait sous notre enclos. On 
entendait bien les deux passages quotidiens. Dans cette gare-là, l’armée française avait laissé
 un train blindé qui y a rouillé tranquillement.

Un premier avertissement

   C’est à cette gare-là que toute la famille a été
 embarquée un jour, escortée par deux gendarmes pour être conduite au camp de Puy-
l’Evêque, un camp de réfugiés espagnols. Je ne sais plus exactement quand c’était, mais je 
pense que c'était à l’automne 1940, évidemment sans motif précis et avec des phrases
 rassurantes des gendarmes : « Simple vérification », du genre « N’ayez pas peur, c’est la 
police ». Je crois que c’est la seule fois que j’ai perçu un découragement et une véritable
 angoisse chez mon père. Mutti, selon la méthode éprouvée au cours de la fuite de Paris, nous
 a fait mettre notre uniforme de scout et nous voilà partis un soir. Puy-l’Evêque est un beau 
site : du camp nous avions une jolie vue sur la ville perchée sur un rocher. L’accueil a été très
 chaleureux. Alfred et moi séparés des autres, qui étaient dans je ne sais quel baraquement,
 nous avons atterri dans une baraque en bois avec une vingtaine d’Espagnols qui étaient

 retenus là depuis la guerre civile, c’est-à-dire depuis six ans. Ils ont dressé deux lits de camp 

et nous ont reçus comme des princes et, dès le premier soir, nous avons eu droit à une corrida 

mimée, très pittoresque. Tout cela était assez bon enfant et on nous a donné l’autorisation de

 

sortir en ville faire des courses, ce que nous avons fait très gaiement. Finalement il ne 
s’agissait que d’un recensement, mais on comprend que Papa avait imaginé autre chose. Toute
 la plaisanterie a duré trois jours et nous sommes rentrés à Mercuès.



Le lycée de Cahors

   Le train ne pouvait servir pour aller au lycée, et les hivers 40 et 41 ont été très rudes ;
 les huit kilomètres de nuit le matin nous ont semblé durs. C’est aux mains qu’on avait froid.
 On nous a bien acheté des gants, mais on les perdait. Eh oui, les gosses, c’est comme ça ! Pendant la guerre on avait des engelures ; on accusait le manque de vitamine D, car on 
manquait de graisses, et nous avalions des ampoules de Stérogyl 15 mais l’effet était nul, et 
les pieds et les mains étaient boursouflés de tuméfactions rouges violacées, peu gênantes tant
que l'extrémité était froide, mais devenant prurigineuses lorsque la circulation revenait et
 c'était des tortures. Nos vélos qui ont fait la guerre, toute la guerre, étaient allemands de
 marque Wanderer, pesant vingt kilos, des tanks quoi ! Mais cela avait du bon car ça résistait.
 Je ne sais comment on arrivait à se procurer des pneus et des chambres à air, mais je sais
 qu’on mettait beaucoup de rustines et qu’on bricolait les pneus avec des bouts de pneus
 découpés qu’on glissait sous les trous ; quelquefois on arrivait à faire rechaper l’un ou l’autre.



Alfred Simmenauer, 1942. Fonds Bouzerand/Nespoulous

   Le lycée Gambetta à Cahors était un vieux collège de Jésuites avec une chapelle, de
 grands et vieux bâtiments et une belle cour remplie de vieux platanes. Nous étions demi-
pensionnaires, la cantine était assez gaie même si l'ordinaire y était maigre : beaucoup de 
topinambours, de pois cassés et de pois chiches.

   D’où sortaient ces légumineuses ? Je n’en ai
 jamais vu depuis. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir été tenaillé par la faim. Les profs étaient
 variables. Alfred, en seconde puis en première, en a eu de très bons, des agrégés, notamment
 en lettres, M. Souiris, qui faisait une thèse sur le style indirect chez Thucidide. Est-ce son
 enseignement qui a valu à Alfred plus tard d’être reçu second à l’école de physique et chimie
 industrielles, grâce à une excellente composition française : il avait la meilleure copie ? Mes

 profs étaient moins bons. M. Issalis en français et en latin était un caractériel.

 Mais l’événement majeur a été que j’ai choisi la section A 2, c’est-à-dire avec latin

 et deux langues, or il n’y avait qu’un autre élève dans cette section, c’était Jacques Latscha.
 Nous fûmes vite inséparables, lui l’élève brillant mais chahuteur, moi l’élève nul et rigolard.


Un ami nommé Jacques Latscha

   Notre amitié a été, on peut le dire maintenant, durable. Je me souviens de la première fois
 qu’il m’a amené chez lui. Son père, secrétaire général à la préfecture, avait un logement de 
fonction, un jardin avec jardinier, longue allée d’arbres taillés conduisant à un perron couvert
 d’une verrière. Mme Latscha m’a accueilli avec autant de chaleur que peut en montrer une
 Lorraine, grande et maigre, se tenant très droite, le visage sévère. La famille en était au dessert. 

L’une des trois sœurs a dû céder sa place, ce qui lui fut signifié par un simple regard suivi

 d'exécution immédiate. Et me voilà installé devant une table à faire rêver un réfugié qui avait
 fait son apprentissage dans les granges.

   M. Latscha, un gros homme impressionnant aux yeux
 bleu clair, à la voix tonitruante, m’a salué et interrogé sur mille choses, mais surtout, il s’est
 emporté contre Jacques qui n’était que deuxième en histoire, j’avais envie de glisser sous la 
table mais on ne m’a pas demandé mon rang, heureusement ! Jacques savait, il comprenait, il
 agissait. Son père l’initiait à beaucoup de choses y compris à ses problèmes politiques,
 familiaux et de maîtresses. Il était scout de France et moi, éclaireur unioniste protestant, et de
 par l’éducation de sa mère et du scoutisme, il était catholique fervent et pratiquant. Mais son 
ascendance était hongroise et sa grand-mère paternelle était remariée à un certain M. Urban
 dont je n’ai jamais bien compris s’il n’était pas juif.

   Ils vivaient à Cahors et avaient une 
grande influence sur lui. Si l’origine du nom Latscha était hongroise, les parents vivaient à
 Mulhouse avant la guerre où M. Latscha avait été avocat. Comme tous les Alsaciens ou
 presque, ils s’étaient repliés dans le Midi à la déclaration de la guerre.

 Alfred n’avait pas d’ami intime, mais il avait une amie, Suzanne Sachs. Oh, il ne m’en 
parlait guère, mais me disait souvent avoir à faire une visite de politesse... Les Sachs
 habitaient à Cabessut, quartier est de Cahors de l’autre côté du Lot. Ils avaient un fils Pierrot
 qui avait appris l'hôtellerie et qui, après la guerre, a été nommé à la réception du Royal-
Monceau où il a fort bien arrangé notre réception de mariage. Les parents Sachs
 sympathisaient avec mes parents et on se voyait de temps en temps. En tout cas en novembre 
1942, lorsqu'il a fallu quitter Mercuès, ils ont hérité de nos douze pots en grès de confit et de 
graisse d’oie : véritable trésor. J’ai revu Suzanne Sachs en 1990 à la synagogue de Farhi. Mon
 nom avait été imprimé dans le programme de réception pour la remise de l’ordre du mérite au
 rabbin. Suzanne était venue par curiosité et pour me demander des nouvelles d'Alfred qui
 était mort en 86 ; je ne l’ai jamais revue.



   Nous connaissions aussi un M. Mendel, vieux juif viennois distingué et cultivé, vivant
 seul à Cahors sous le nom de Mence. Il fréquentait également les Latscha. Un jour que
 Jacques était en visite à Mercuès, mes parents lui ont demandé des nouvelles de Mence, il
 s'était suicidé. Jacques ne savait pas exactement pourquoi ni comment et a conclu : « Bref, il
 s’est pendu », plaisanterie macabre qu’il n’avait pas faite exprès et qui est restée l’expression
 consacrée pour toute disparition mystérieuse.

 Au lycée j’ai eu quelques problèmes car mon français n’était pas encore tout à fait au
 point. Un jour, Alfred s’est vu infliger deux heures de colle pour « observation faite en

 classe ». Or, comme il protestait n’avoir fait aucune observation, le tarif a été doublé. Quant à moi, j’ai eu quatre heures de colle pour avoir demandé au professeur de dessin, qu’on appelait M. Pinetrou, ce qu’était une roulotte ; il avait ordonné d’en dessiner une. Enfin on nous avait
 offert des cornes adaptables au vélo pour que nous puissions nous signaler en descendant en

 trombe dans le noir, le matin, le boulevard Gambetta qui continuait la descente de la N20 par

 laquelle nous arrivions à Cahors. Or des plaisantins avaient dévissé nos klaxons pour

 chahuter en classe, et nous avons été punis comme propriétaires des objets du délit.

 Le prof de musique, M. Nouirit, était un premier prix de violoncelle de Paris, mais il jouait aussi du violon qu’il utilisait pour nous enseigner les airs à chanter ; sans doute devait-il
 chanter faux.

Des costumes neufs

   Mon père m’a permis de prendre des cours de violoncelle avec lui. Ça ne menait
 pas loin car je n’avais pas de violoncelle pour travailler chez moi, mais ça entretenait l’acquis.
 Il avait un logement dans Cahors mais, pour les vacances, il avait une maison à la campagne,
 à quinze kilomètres qu’il fallait faire à bicyclette pour aller à la leçon. Un jour, je suis arrivé
 chez lui trempé comme une soupe et il n’a pas voulu me laisser toucher le violoncelle qui
 craignait l’eau.

 L’habillement était un problème. On trouvait parfois des fonds de tiroirs d’avant-
guerre, on faisait des yeux doux et on parlementait longuement. Mais il y eut une grosse 
déception au début. M. Tiemann, qui s’occupait de notre appartement, avait fait des valises
 avec nos effets. Il faut savoir que, ne pouvant sortir d’argent d'Allemagne, ceux qui
 émigraient se faisaient faire des trousseaux complets de belles affaires neuves. Nous avions
fait cela l’été 1938. En 40, il y avait encore de quoi épater les copains à Cahors : un manteau
 d’hiver, ça pouvait servir. Donc nous attendions ces valises, on en rêvait, on en parlait. Puis,
 un jour, nous avons appris que le jour fixé pour l'expédition les Allemands ont mis les
 scellés sur notre appartement qui a été réquisitionné pour quatre officiers, et rien n’est jamais
 arrivé.

   Mon père toujours généreux et grand seigneur a voulu réparer ce malheur et nous a
 amenés chez un tailleur de la rue des Petites Boucheries nous faire faire un complet. Il y avait
 encore de beaux tissus d’avant-guerre ; on m’a habillé d’un tweed de laine, un pantalon de
 golf et une veste. La scène chez le tailleur dans le film Lacombe Lucien (**) m'a rappelé cet
 épisode : on le voit avec cette tenue complètement démodée, le tailleur juif tchèque lui
 demandant s’il était content et lui répondant : « Pas tellement ! »



De la viande, du pain...

   Les courses de ravitaillement se faisaient au village. Il y avait Marcelin le jardinier où 
on faisait la queue pour les légumes, Bourdarie le charcutier et sa saucisse de Toulouse,
 évidemment sur ticket de carte alimentaire, il y en avait une fois par semaine, un vrai régal. Je
 ne mange plus de porc, peut-être même ne l’aimerais-je plus ou alors ce serait indigeste, mais
 j'avoue que le souvenir me donne parfois des envies. Mutti s'était fâchée avec le boucher.
 C’était la tradition, lorsqu’on pesait la viande, de mettre avec les bons morceaux les tendons, la graisse et tout ce qu’on avait enlevé en préparant. Cela majorait le prix mais surtout, cela
 réduisait la portion de viande allouée par ticket. Je n’ai pas assisté à la scène, mais ça a dû
 gueuler et la viande fut achetée à partir de ce moment là à Douelle, cinq kilomètres en aval sur 
le Lot. Le pain venait du boulanger par miches de deux livres qui sentaient bon, mais il
 trichait et il ajoutait de la farine de maïs ou de châtaigne, ou que sais-je pour allonger la farine
 de blé qui était rare. Alors à la découpe, les tranches s’émiettaient. Parfois il y avait de l’extra :
 quelqu'un avait tué un cochon, un mouton, clandestinement bien sûr, et c'était des
 processions nocturnes pour aller en chercher un bout. Le maire d’Espère a dû un jour abattre
 une vache. Pourquoi, je ne m’en souviens pas, je crois que c'était légal. En tout cas, la
 distribution s’est faite officiellement et nous avons eu une bonne ration. La viande était belle
 et grasse, ce qui ne serait pas un critère de qualité aujourd’hui, mais nous nous sommes
 régalés au point qu’un charolais de premier choix d’aujourd’hui ne peut concourir avec le 
souvenir que j’ai de cette vache.

... des fruits, du vin et du tabac

   Pour les fruits, nous étions dans une région privilégiée : entre 

Espère, Caillac et Douelle, la plaine du Lot est fertile et ce n’est que vergers et vignes. Il y

 avait surtout des fraises, peu présentables car de forme irrégulière et de petite taille, mais d’un

 goût. On les appelait Héricart. Je n’en ai plus jamais retrouvé sur les marchés. Et puis les 
pêches, les abricots cueillis mûrs sur l'arbre, c’était un régal ! Il en tombait souvent, surtout
 les jours de vent et les pêchers éparpillés dans les vignes étaient négligés par leurs
 propriétaires, tout au moins pour ce qui était tombé par terre. Alfred et moi allions le soir voir
 ce qui pouvait traîner par terre ; nous avions un grand panier noir à couvercle qui tenait sur le
 porte-bagages. Cela nous a valu une dénonciation et une visite de gendarmes : on nous avait
 vus et on nous soupçonnait de cueillir des fruits. Heureusement ça s’est bien terminé, mais on
 imagine l’inquiétude des parents car nous étions des étrangers indésirables et juifs par-dessus
 le marché. 

Le vin aussi était rationné, mais frauder de longue date. Aussi avons-nous eu notre vigneron, M. Alibert de

 
Cessac (***), qui nous a fait une barrique de cent vingt-cinq litres avec du pur Auxerrois (****), cépage

 dominant dans le vignoble de Cahors.

   Et cette barrique était à la cave ; à chaque repas on
 allait tirer une bouteille et on se régalait. Travaillant en plein air, on supportait le vin à
 merveille et les paysans disaient que ça faisait moins de mal que de boire de l’eau. Après la 
guerre j’ai voulu revoir Mercuès et j’ai rendu visite à M. Alibert à Cessac. Sa femme était sur
 le seuil de la porte, elle ne m’a pas reconnu et a demandé : « Qu'est-ce que c’est ? » J’ai
 demandé à voir M. Alibert. Elle m’a dit qu’il était mort. C’est la première fois que j'ai été
 brutalement confronté à cette réponse et je n’ai pas demandé les circonstances, je n’ai même
 pas exprimé de condoléances, je crois que je me suis enfui.

 Le tabac était lui aussi rationné. Mais c'était un département producteur, les champs
 de tabac abondaient autour de nous, et la régie imposait des règles très strictes : couper les
 deux premières feuilles qui devaient rester à côté de chaque plant, bien en vue, et qui
 pourrissaient par terre. Il fallait sectionner la tige dès la formation de la huitième feuille de façon 
à éviter que se forme la fleur, là aussi cela restait dans les champs et des inspecteurs 
surveillaient. En revanche, à la récolte, les feuilles étaient dépouillées de leurs tiges qui ne 
faisaient l’objet d’aucun contrôle. Nous en avons ramassé des provisions qui séchaient au
 grenier et qu’on coupait aux ciseaux le soir à la chandelle ; ça brûlait bien dans la pipe que
 Mutti s’est mise à fumer avec Papa, mais ce tabac-là était carrément corsé. Depuis ma plus
 tendre enfance, j'étais habitué à ce que la maison fût empestée par une odeur de tabac sans 

laquelle je ne me serais pas senti chez moi.



  • Notes

    (*) Le propriétaire demeurait en réalité le Pr Jean-Louis Faure.

    (**) Film de Louis Malle sur un scénario de Patrick Modiano, tourné dans le Lot. Il provoque une polémique à sa sortie en 1974, décrivant la dérive d'un jeune homme qui choisit de rejoindre la Milice après avoir été tenté par la Résistance.

    (***) Lieu-dit sur la commune de Douelle.

    (****) Autre nom du cépage Malbec.

    A propos de Jean Latscha : Walter Simmenauer resta ami avec Jacques Latscha (1927-2005), devenu par la suite éminent juriste et membre du Conseil constitutionnel. Son père, Jean Latscha, n'a pas fait l'objet à notre connaissance d'étude particulière. Devenu haut fonctionnaire, il serait intervenu pour épargner les Simmenauer, selon Walter dans son témoignage. Avocat avant la guerre, Jean Latscha a débuté « dans la préfectorale » comme secrétaire général à titre temporaire à Cahors (en février 1940, donc sous la IIIe République), puis titularisé le 30 octobre de la même année (sous le Régime de Vichy). En décembre 1941, il est nommé sous-préfet de Rochechouart puis dès février 1942 secrétaire général de la préfecture des Pyrénées-Orientales. Figure dans ses missions la supervision du Camp de Rivesaltes, qui deviendra en septembre le Drancy de la zone libre, selon la formule de Serge Klarsfeld (*). Jean Latscha a rejoint la Résistance dans le courant de l’année 1943, fournissant des documents d'identité et autres papiers à en-tête de la préfecture. Nommé à Valence, il ne rejoint pas son poste et gagne la clandestinité. Il est nommé préfet à la Libération à Perpignan alors que des résistants communistes souhaitaient une personnalité plus proche de leur courant. Ils reprochent par ailleurs à Jean Latscha son passé comme responsable du Camp de Rivesaltes, resté d’ailleurs peu documenté. Certaines sources semblent indiquer que le choix de Jean Latscha a été délibéré, afin d'éviter d'éventuels raids communistes en Catalogne. Il est par la suite préfet de la Corrèze puis de l'Ain. Il décède en 1956.

    (*) Dans cette mission spécifique, il est « assisté par Paul Corazzi (reconnu Juste après la guerre), en qualité de chargé de mission au moment des opérations de regroupement et de tri des Juifs internés au camp de Rivesaltes » in Article « Les enfants juifs internés au camp de Rivesaltes entre 1941 et 1942 », par Anne Boitel, Revue d’histoire de la Shoah, n° 179, 2003.