C’est peu dire que l’installation du groupe d’enfants et de leurs encadrants dans le village d’Espère ne fut pas une simple formalité.
Mais dressons rapidement au préalable un état des lieux de la commune à cette date.
Un village, plusieurs pôles
Il s’agit là encore d’une localité limitrophe de Mercuès, mais cette fois au nord-ouest, dans le prolongement de l’actuelle route départementale RD 811 (première partie de l’ancienne nationale 660 reliant Cahors à Bergerac), un axe qui, dans sa partie première, notamment de Mercuès à Saint-Médard, fut redessiné sous forme de longue ligne droite sous le Premier empire. Le bourg de Douelle se situe à 5 km au sud-est.
Le vieux bourg d’Espère (dont le nom viendrait de l’occitan « aspre » pour « lieu caillouteux » mais que l’on peut comprendre, en tout cas pour ce qui considère l’histoire contemporaine, dans son acception actuelle!) s’est formé au Moyen Age autour d’un château féodal fondé par Raymond d’Espère, qui participa à la Première croisade. L’édifice disparut assez vite, et ses matériaux réemployés dans la construction de nombre de demeures dudit bourg. A flanc de coteau, aménagé en terrasses, cerné de vignes (qui n’ont pas résisté à la création de l’appellation Cahors que ne rejoignirent pas les producteurs locaux), le centre du village comprenait encore la mairie-école lors de la Seconde guerre. L’église primitive fut elle délaissée au XIXe au profit d’un nouvel édifice, en contrebas, sur la rue descendant vers la RD 811.
Au recensement de 1936, sont dénombrés 210 habitants seulement (contre un millier de nos jours). Mais la physionomie d’ensemble est multipolaire : au vieux bourg, il fallait déjà ajouter au milieu du XXe siècle le hameau de Labarthe, qui donne sur la route principale, au sud-ouest, quelques demeures bourgeoises bordant ladite route depuis son redressement sous Napoléon Ier, mais aussi un quartier excentré, en limite de Mercuès, et longeant la voie ferrée reliant Cahors à Paris. Y fut du reste aménagée une gare, moins pour les voyageurs (encore qu’une halte était opérationnelle) que pour les fraises produites sur la commune voisine de Caillac, au sud et qui étaient destinées aux halles de Paris. Cette gare fonctionne encore durant la guerre. Elle n’est plus desservie en revanche de nos jours. Les vignes ont remplacé les fraisiers et les Espérois se rendent à Cahors pour prendre le train.
La préfecture s'impatiente
Quand il faut quitter la maison Raynal de Douelle et trouver « un point de chute » pour les enfants pris en charge par l’Œuvre israélite des séjours à la campagne (OSC), la préfecture du Lot (alors même que le préfet Loïc Petit est considéré comme collaborationniste) et Yvonne Lévy-Engelmann conjuguent leurs efforts. Leur choix se porte finalement sur la Maison Dupuy, à présent connu sous le nom de « Domaine de Labarthe ». Cette belle propriété trouve son origine au XVIe siècle et gagna en importance régulièrement. Son histoire est retracée sur le site Internet du domaine qui abrite gîtes et chambres d’hôtes de standing. Ses propriétaires actuels sont les enfants de Claude et Françoise Bardin (respectivement beau-frère et sœur du prince Henrik de Danemark, né Laborde de Monpezat, époux de la souveraine Margrethe II) qui ont acquis la demeure, ses annexes et les terres dans la seconde moitié du XXe siècle et qui ont procédé à d’importants travaux de restauration, d’agrandissement et de mise en valeur.
En 1939, c’est un notaire lotois qui est propriétaire. Maître Dupuy ne réside pas sur place mais des métayers exploitent potager et verger.
Les archives de l'OSE ont conservé quelques-uns des courriers qui ont précédé l’opération (c’est-à-dire la signature du bail de location). En date du 1er mai 1942, le préfet écrit ainsi au notaire : « J’ai l’honneur de vous rappeler ma lettre n° 1288 du 4 avril 1942, vous demandant si vous accepteriez de louer votre maison d’Espère à une œuvre de bienfaisance. J’attacherai du prix à être en possession de votre réponse dans le plus bref délai possible. »
Le puits de la maison Dupuy...
Ce à quoi le propriétaire répond qu’il n’y pas d’obstacle, mais que sont à solutionner des questions très pratiques liées à l’alimentation en eau… « Je ne demande pas mieux que de mettre cet immeuble à votre disposition mais la raison qui m’a toujours empêché de louer était que la provision d’eau déjà très réduite sert également à l’alimentation de la ferme attenante. Durant la plupart des étés, l’eau manque totalement. Dans le cas où vous tiendriez à utiliser cet immeuble, il y aurait lieu de prévoir le forage d’un puits. » Alors les choses traînent. Et le 12 juillet, le cabinet du préfet adresse un nouveau courrier pour le moins pressant… « La question du forage d’un puits ne peut être envisagée. Melle Lévy fera installer un filtre à ses frais. Monsieur le Préfet me prie de vous signaler qu’il s’intéresse tout spécialement à cette affaire et qu’il espère qu’un règlement à l’amiable sera fait le plus tôt possible et que vous comprendrez qu’il ne voudrait pas être obligé d’intervenir autrement. Il tient à ce que vous donniez une réponse le plus tôt possible, même par téléphone si vous voulez. »
Dans les semaines qui suivent, l’affaire est faite. Les enfants et leurs encadrants emménagent à Espère. Mais la famille Apeloig reste à Douelle et bientôt, un nouveau directeur remplace le couple Apeloig. Il est nommé par l’UGIF pour le compte de sa branche qui, clandestinement, se voue désormais au sauvetage des enfants : l’Œuvre de secours aux enfants. Une page importante que la préfecture ignore ou feint d’ignorer. Mais que la composition du groupe d’enfants et les profils des monitrices traduisent assez vite. Alors qu’une majorité des premiers « pensionnaires » a regagné Paris, viennent compléter les rangs des enfants souvent étrangers, exfiltrés des camps ou ayant échappé aux rafles qui ont débuté en « zone libre ».
Si elle n’est pas officiellement une « maison de l’OSE », la maison d’Espère est considérée comme un établissement « relais » (l’expression se retrouve dans différents ouvrages) c’est-à-dire « subventionné par l’organisation ou lui réservant des places » selon les termes de Katy Hazan, historienne de l’OSE, dans plusieurs de ses publications.
La création de l’UGIF et l’action de l’OSÉ
Le 29 novembre 1941 une loi du gouvernement de Vichy créée l’Union générale des israélites de France (UGIF) dont la vocation est de représenter la communauté juive auprès des pouvoirs publics. De facto, par cette loi, les autres associations juives sont dissoutes et se fondent dans l’UGIF, y compris dans le domaine des œuvres sociales…
Dans la réalité, cependant, pour ne considérer que l’exemple lotois, l’OSC demeure l’interlocuteur de la préfecture quant à la gestion de la colonie établie à Mercuès, puis à Douelle et enfin à Espère.
Sur le plan national, c’est autre chose.
La branche française de l’Œuvre de Secours aux Enfants (dite OSÉ), dont l’action est en grande partie clandestine, a fortiori à compter de 1942 et de la multiplication des rafles, prend ainsi la direction des opérations de sauvetage des enfants. Elle les prend en charge quand ils ont échappé aux arrestations, qu’ils soient français ou étrangers, bien sûr, elle les exfiltre des camps d’internement où elle est présente, comme à Rivesaltes, puis elle les place et les suit dans des établissements collectifs ou dans des familles. Et bientôt, elle organisera ses propres réseaux pour leur permettre de passer en Espagne ou en Suisse.
Dans ce contexte pour le moins difficile, les dirigeants et les volontaires de l’OSÉ risquent leur vie. Leur action s’inscrit comme un des pans de la résistance juive, et de la résistance « tout court ». Comme le démontre à lui seul le parcours d’Esther Wiktorowicz, les différents réseaux se croisent…
La maison d’Espère conserve cependant un caractère hybride. Certaines sources évoquent une maison « relais ». D’autres relèvent que ce home n’appartient pas à la l’organisation mais que celle-ci y place des enfants dont elle a la responsabilité.
Quoi qu’il en soit, après la fermeture de la maison lotoise, l’OSÉ continuera à protéger les petits pensionnaires, les cachant en France jusqu’à la Libération ou les convoyant vers la Suisse. Et après la guerre, elle continuera à assurer leur prise en charge et/ou à les accompagner financièrement et dans toutes les démarches nécessaires...
Pour mieux appréhender l’histoire de l’OSÉ et son action durant la Seconde guerre pour sauver les enfants que la Shoah menace, nous vous conseillons les pages dédiées sur son site Internet et ce film, « Le sauvetage des enfants juifs 1938-1945 », réalisé en 2011 par Michel Kaptur, avec l'historienne Katy Hazan, à voir sur la plateforme YouTube (mis en ligne par l’OSÉ).
D’autres enfants réfugiés à Espère
Une des explications qui permettent de mieux comprendre comment la petite colonie des enfants de l’OSC puis de l’OSÉ a pu se fondre dans le village : si on ne comptait qu’un peu plus de 200 habitants à Espère au début de la guerre, dès juin, des familles du nord et de l’est de la France viennent s’y réfugier. Début juillet 1940, le Journal du Lot publie des centaines de messages de réfugiés installés provisoirement à Cahors et dans les environs et qui souhaitent faire connaître leur adresse provisoire à leurs proches, ou qui sont à la recherche de leurs parents, enfants, conjoints… On y lit que certains sont alors à Espère.
A la même période, s’établissent dans le village des familles originaires de Lorraine et vont décider de ne pas retourner en zone désormais annexée par le IIIe Reich.
Enfin, à compter de 1943, par l’entremise de l’Œuvre des petits réfugiés du Lot, des enfants de région parisienne et de Normandie sont placés dans des familles lotoises alors que les bombardements s’intensifient. Plusieurs familles d’Espère accueillent ainsi des enfants ou adolescents, lesquels sont scolarisés sur place ou à Mercuès, comme d’ailleurs les enfants de l’OSE. Cette organisation née sous l’Occupation perdure après la Libération. Le premier numéro du bulletin de cette Œuvre (« Les bras ouverts »), à l’automne 1943, s’ouvre par un éditorial du préfet Empaytaz, nommé par Vichy. Le dernier, en mai 1945, par un billet dû à Robert Dumas, le « préfet des bois » imposé par la résistance en août 1944 ! Dans le numéro du 1er janvier 1944, on lit ainsi : « A Espère et Boissières, des chemises et vêtements d'hiver sont confectionnés. Les habitants qui n'ont pas de réfugiés aident les autres à compléter les trousseaux insuffisants. M. Peuchenat a habillé Jacqueline presque entièrement et même a donné des chaussures à d'autres enfants. » Et dans celui du 1er décembre : « A Espère, c’est en collaboration avec Mme Marmiesse, Institutrice, que l’Assistante sociale organise goûter et arbre de Noël. »
Sources : Archives départementales du Lot, site BNF Gallica.
L’attaque de juillet 1944
Dans la mémoire collective du village, s’il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que certains « anciens » se souviennent des petits réfugiés juifs, notamment à la faveur du voyage en forme de pèlerinage de Lucien Zilberstein, c’est aussi parce que les villageois restaient marqués voire traumatisés par un fait d’armes de la résistance en juillet 1944 quand des maquisards attaquèrent un convoi allemand. Un événement qui fit une victime inconnue, dont la tombe est toujours entretenue dans le cimetière communal. Voir article de Philippe Mellet sur le site Medialot.