Dina Gorkine à Cahors. Fonds Enfants Dina Gorkine.
Dina Gorkine a été monitrice au sein de la maison d’Espère d’avril 1943 à sa fermeture en décembre 1943. Elle ne quitte cependant le village avant de rentrer en région parisienne que début janvier 1944.
On retrouve sa notice biographique dans une autre partie de ce site.
Durant cette période, la jeune femme âgée de seulement 18 ans écrit toute une série de lettres à son « fiancé » Elie Spielvogel (les guillemets s’imposent car de fait, le jeune couple ne l’est point encore). Ces courriers constituent un double témoignage. Mis à notre disposition par son fils Pierre, ils décrivent le fonctionnement au quotidien de l’institution (emploi du temps des enfants, activités, difficultés matérielles en terme de d’approvisionnement, notamment), reflètent quelques aspects de la vie hors de la maison dans le village ou en ville (Dina se rend régulièrement à Cahors…) et sont jalonnés de portraits à la fois piquants et précis des autres adultes de la maison. Ils permettent également de dater certains événements, et en particulier, le déroulé des derniers jours… Dans un autre domaine, évidemment plus intime, les lettres (au style remarquable) traduisent de manière émouvante les premiers chapitres d’une histoire d’amour qui se concrétisera par un mariage en 1946 et la naissance de trois enfants…
Nous avons choisi de reproduire (en italique sur fond vert) les extraits de lettres sans les alourdir de notes ou commentaires dans le corps même des courriers. Nous précisons simplement, en-dessous, quels enseignements nous en tirons.
Les annotations de son fils Pierre, en revanche, ont été conservées.
Les premières lettres de juillet 1943
Selon les archives de son fils Pierre, les premiers courriers écrits d’Espère par Dina à Elie Spielvogel datent des 15 et 16 juillet 1943. En tout cas, parmi les lettres ayant été retrouvées.
Elles ne contiennent aucun élément informatif et/ou documentaire liés à la maison des enfants de l’OSE.
On remarque simplement que figure cette phrase dans la deuxième lettre : « J’espère que ta chevelure est semblable à celle de Samson... ». Autrement dit, elle espère que ses cheveux ont repoussé après qu'il avait été rasé à Drancy avant sa déportation du 6 mars 1943...
Lettre du 17 juillet 1943
Cahors le 17 juillet 1943
Écrite à La Magistère le 17 (Tarn-et-Garonne)
Mon cher Elie
Comme tu le vois je suis à La Magistère (14 kilomètres d’Agen) depuis 1 h, et je suis littéralement crevée. Hier au soir en rentrant de congé, mon directeur m’appelle, et me dit d’aller chercher des gosses près d’Agen. Après une journée de voyage crevant, les gosses ne sont pas là, et je repars demain matin à 5 h et quelques. Tu vois que je ne m’amuse pas. Quant à ta longue lettre, je désespère de la faire un jour. Au moins tu as tous les jours de mes nouvelles, si brèves soient-elles. Il a fait aujourd’hui une chaleur accablante : 57° au soleil, et dans le train je coulais réellement. Maintenant je vais aller faire dodo, je crois que je l’ai bien mérité. Ce n’est pas moi qui suis un cochon, c’est le papier, il est comme moi, il a soif, et il boit l’encre à défaut d’autre chose. Je vais te quitter car j’ai bien besoin de me reposer. Je t’embrasse affectueusement, ton amie, Dina.
Commentaire : En dehors du contexte météorologique, et des dernières lignes pleines d’humour, ce courrier aide à comprendre comment les enfants étaient acheminés vers la maison. Hors les garçons et filles présents dès l’été 1940, descendus de Paris en train durant l’exode, nous savions déjà que parfois, un proche les accompagnait jusqu’au village. C’est le cas des quatre enfants Wiktorowicz : leur sœur aînée Esther les a conduits (deux par deux) en train jusqu’à Espère-Caillac (sur la ligne Paris-Cahors-Toulouse). Ici, la mésaventure de Dina démontre que parfois, un encadrant était amené à effectuer une partie du trajet jusqu’à une ville plus ou moins proche afin de « récupérer » un ou des enfants. Tout dépendait a priori des disponibilités des membres du réseau clandestin tissé par l’OSE et bien sûr, s’il s’agissait d’une arrivée groupée ou pas (on pense aux enfants exfiltrés de Rivesaltes, par exemple). Il n’est pas exclu enfin que des familles réfugiées dans la région aient elles-mêmes contacté la maison après avoir appris son existence...
Tu dois vraiment te demander si ma crise de mutisme recommence !!! Pourtant il n’en est rien. Mais depuis que je t’ai promis une longue lettre, il arrive toujours autre chose pour retarder. La semaine dernière, c’était mon voyage à Agen, cette semaine j’ai deux gosses malades, et lorsqu’on est pas mal occupée, cela prend encore du temps.
Mais aujourd’hui je suis de congé, et je suis restée exprès à la maison pour être sûre de te faire la lettre. J’ai su par Esther que tu étais inquiet, car j’avais ton adresse et tu ne recevais rien.
Je vais essayer de te raconter tout ce que j’ai fait depuis le moment où notre correspondance a cessé, c’est-à-dire, à peu près vers le milieu du mois de mars.
Je t’avais certainement dit à l’époque que Jeannette (*) travaillait à l’U.G.I.F. [...]. Un jour un type m’a proposé en rigolant une place « d’éducatrice », j’ai accepté le plus sérieusement du monde, car je m’ennuyais à mourir à St Junien, où j’avais des fréquentations pas formidables du tout. Le 10 avril, j’étais installée à ma place, et cela me plaît toujours.
Je vais maintenant essayer de t’expliquer où se trouve Espère, et ce que c’est que la maison Dupuy. Espère se trouve dans le Lot, à 8 km de Cahors, ville petite, morte et idiote. Par contre, ce village d’Espère a peut-être 200 habitants, c’est un bled mais je m’y plais bien.
Nous habitons encore à l’écart d’Espère, et pendant des journées nous ne voyons personne. La « maison Dupuy » est une grande habitation, mi villa, mi castel, suivie d’une ferme occupée par des métayers. Dans le centre, il y a un assez grand jardin, avec de l’herbe, où les enfants jouent, et où je reste toute la journée ; il y a aussi des arbres fruitiers, mais pas moyen d’avoir un dessert, car les gosses vont le manger à 5 h du matin !!! Je les laisse faire, c’est toujours cela de pris pour eux. Tout autour de ce jardin se trouvent les jardins particuliers des enfants, et celui de la surveillante, une gentille fille, qui a un nez relevé, des cheveux frisés, et un drôle de nom : Dina !!!!...... Je n’ai pas fait pousser de fleurs, mais des tomates et des concombres, et il y a quelque temps, j’ai récolté quelques patates. J’ai bêché moi-même mon coin de terre, tu vois donc que je suis l’exemple du retour à la terre. Ce que j’ai pu avoir comme ampoules et comme courbatures !!! Ce que je faisais en une journée, je pense que tu l’aurais fait en 1 h, tellement tes capacités pour ce genre de choses sont différentes.
Il y a un assez grand réfectoire, 2 dortoirs, une salle à manger que je partage aux repas avec le directeur, ses deux chambres, la mienne, et les domaines de la cuisine avec l’office. Je vois que tu dois connaître la maison maintenant… Ma chambre est drôle, parce que je l’ai arrangée moi-même. Les meubles ont pris la figure de caisses, montées sur pilotis, j’ai cloué des planches aux murs, mis des rideaux sur tout cela et aux fenêtres (à la fenêtre, il n’y en a qu’une, mais elle a des grillages !!). J’ai un bon lit, chose rare dans la maison, car tout le monde (y compris le personnel) dort sur des lits en bois, qui appartiennent aux chantiers de jeunesse. Tu vois ce que c’est.
Maintenant je vais te parler de ce qui constitue mes amours depuis bientôt 4 mois : les gosses. Ils sont 25, filles et garçons. Un garçon de 4 ans, 2 de 7, tout le reste a entre 10 et 13, mais surtout 11, 12, 13. Ce sont des gosses charmants, plus qu’adorables, ce sont tous mes petits camarades, et si je les aime, ils me le rendent bien, je t’assure. La plupart viennent d’Allemagne, après c’est la Belgique.
Dina Gorkine au milieu des enfants, maison Dupuy, été 1943. Fonds Enfants Dina Gorkine.
Quant au personnel, voici (en ordre croissant) sa composition : Léontine, qui n’est ni une femme, ni un cheval, qui est un peu folle, en tous les cas de moi, elle l’est, et elle me sert comme un chien (c’est peut-être là à ton avis l’indice de sa faiblesse d’esprit !!). Puis vient le couple Roger (23 ans) et Mme Rio (55 ans) que j’appelle le « Fol Amant » et la « Folle Amante ». Tu vois la différence d’âge, et bien malgré cela l’amour « marche à plein tube » (c’était une de tes expressions) depuis 4 ans !!!....
Lui est légèrement plus petit que moi, blond aux yeux bleus, genre couci, couça…. Mais c’est un bon camarade, et nous n’arrêtons pas de nous chamailler et de nous battre toute la journée (Pour rire bien entendu). J’avais oublié un détail : il louche d’un œil !.. Mme Rio, c’est le type de la brave femme, mais elle est tellement myope, qu’il faut constamment quelqu’un derrière elle pour voir ce qu’elle met dans la casserole, car j’avais oublié de te dire qu’elle est cuisinière. Roger fait de tout, et Léon(tine) est ce qu’on appelle « Femme (ou cheval) de charge ».
Il y a une lingère (il paraît que c’est ça) qui ne fait rien, et qui est toujours chez les voisins (heureusement car je ne la prise guère), c’est Mauricette (22 ans). Après c’est moi et enfin le directeur : Mendelwaig, Raymond, 28 ans, très sympa, drôle et presque trop familier. Prof de littérature dans le civil, aussi, qu’est-ce qu’il me colle comme discours… Il est immense, aussi je l’appelle « Double-Mètre ». Il est marié à une goï, institutrice dans la Seine-et-Marne, et qui vient fin du mois passer ses vacances. Je ne le considère pas comme mon directeur et il est très chic pour moi. Il n’y a qu’un mois et ½ qu’il est là, et c’est énorme, car la cuisine et moi (la cuisine = Léon + Roger + Mme Rio) nous avons fait semblant d’avoir certaines habitudes prétendues et maintenant nous les gardons, à notre grande joie, car nous nous demandions si cela allait prendre.
Assieds-toi, prends ton souffle, je vais te dire mon emploi du temps. Tu vas croire que j’ai un boulot fou, j’en ai, cela ne se discute même pas, mais enfin je trouve quand même le moyen de grossir.
Lever : 7 h ½. Je coupe les tartines (ma toilette faite, cela s’entend), je mets le beurre, fromage ou confiture, je mets le lait dans le café ou la soupe, et à 8 h ½ je réveille les gosses, ou plutôt je les réveillais, car maintenant Double-Mètre les réveille à 8 h pour leur faire ½ heure de gymnastique.
A 9 h ½ : à table (nous marchons à l’heure des paysans [solaire]). Prière avant et après le repas (Bfe… je suis entièrement de ton avis !!)
A 10 h je vais conduire les 8 enfants à l’école d’Espère, car il n’y a que 8 places de libres. La maison a décrété vacances, mais les gosses vont à l’école jusqu’au 31. L’école est à dix minutes de là, et cela me fait 4 fois par jour une balade.
De 10 h ½ à 12 h ½ , avant je faisais la classe à ceux qui restaient, et c’était très drôle, car il y en a qui apprennent à lire, d’autres à écrire, et cela va ainsi jusqu’au certificat d’études !!! A moi le plaisir… Mais depuis un mois ce sont les vacances. Les gosses font ce qu’ils veulent, et je les surveille en lisant ou en tricotant, car je tricote toujours.
A 12 h 30, je recoupe le pain, je vais chercher les gosses à l’école à 1 h. A la demie : à table, je les sers. (Prière avant, prière après) Ce que je peux faire comme tâches…
A 2 h ¼, je mange, à 3 h je les raccompagne en classe, les autres font la sieste jusqu’à 4 h à cause de la chaleur. 5 h : goûter, 6 h je vais à l’école. Jeux - Dîner à 8 h. Le mien à 9 h, 9 h 30… Ensuite repos jusqu’au lendemain midi. Le jeudi et le dimanche, je lave moi-même tous les gosses à fond, même les garçons ce qui fait le désespoir de ma mère (Bjè…) ; 3 fois par semaine je vais avec quelques gosses à 1 km (Mercuès) pour chercher le pain. J’ai un jour de congé par semaine, avant je cumulais 4 par mois, et j’allais à St Junien, maintenant je vais à Cahors, ou à Montauban quand il m’arrive de voir Albert.
Telle est ma vie, et tu dois me juger bien bête de te donner tous ces petits détails insignifiants. Mais comme cela tu seras au courant de mes moindres gestes, et une fois pour toutes, je t’aurai expliqué ce que je fais. Tu vois que ce n’est pas bien malin.
Le dimanche nous partons en pique-nique, mais ils sont loin des nôtres, aucune comparaison. Depuis le manger jusqu’à la compagnie. Je voudrai tellement que nous puissions passer à nouveau un dimanche tous ensemble, ou même seulement avec toi, je marcherai aussi (Bjè…). [...]
Je vois que Double-Mètre me fait des signaux. Je te quitte pour quelque temps, ma lettre aura quand même le temps de partir aujourd’hui.
(*) Note de Pierre Spielvogel : - Jeannette est Jeanne Gorkine, la sœur de Dina - de 5 ans son aînée - qui est alors à Saint-Junien (Haute-Vienne).
Commentaire : Comme elle l’indique elle-même, dans ce long courrier, la monitrice détaille la vie quotidienne des enfants, des encadrants et celle des enfants. On remarque que pour un nombre de petits pensionnaires assez élevé, dont certains maîtrisent mal le français (et ne sont pas scolarisés), le nombre d’adultes est somme toute restreint, surtout les personnels spécialement dédiés à l’encadrement des enfants. Les repas demeurent une préoccupation spécifique, comme pour la majorité de la population. Mais dans un domaine jusqu’alors dédié à la culture de fruits et légumes, et dans une région riche en vergers, il est des situations plus rudes. Inutile de commenter davantage les jugements persifleurs sur ses collègues… En revanche, on observe avec intérêt que demeurent en usage certains préceptes religieux. D’une façon générale, durant cette période particulière (la guerre), les responsables de l’OSE ont observé une philosophie pragmatique, en regroupant quand c’était possible les enfants selon le degré de pratique en vigueur dans leur famille. Certains garçons et filles ont découvert leur religion quand la guerre a débuté, d’autres, à l’inverse, avaient des parents que l’on pourrait qualifier d’orthodoxes. A Espère, ce n’est pas le cas, mais un minimum d’observance est respecté.
--> A noter que les formulations ou interjections Bjè ou Bfè sont à comprendre comme l'équivalent d'un soupir : Pff...
Lettre du 24 juillet 1943
Samedi 24 !
Eh bien elle n’est pas partie, c’était à prévoir, n’est-ce pas ! … Finie ou pas finie elle partira aujourd’hui. Je suis allée hier chercher des tomates, et je ne suis revenue qu’assez tard. [...]
Dis-moi le format de ton Kodak, je t’enverrai des pellicules. Je n’ai plus la photo que je t’avais promise, elle est chez Jeannette. J’en ai fait dernièrement, je te les envoie. Le petit garçon est Léo (4 ans) le grand est Loulou, que j’ai retrouvé ici, car je le connais depuis l’âge de 11 ans, mais je l’avais perdu de vue. C’est le cousin de mon ex-amie Blanchette. Il s’appelle Rachmann (peut-être B.B le connaît). Il aura 19 ans dans 3 mois, il est assez gentil, mais cela ne casse pas les vitres. Il habite à 4 ou 5 km d’ici, et quand je vais chez sa mère j’ai l’impression de me retrouver un peu en famille, et quand on a le cafard ce n’est déjà pas mal. [...] Moi cela va très bien pour l’instant (je touche du bois). Je prends du poids, mais jusqu’à 55 je laisse faire.
Dina Gorkine et "Loulou" Rachmann au bord du Lot, été 1943. Fonds Enfants Dina Gorkine.Dina Gorkine et Léo Dreyfuss, été 1943. Fonds Enfants Dina Gorkine.
Nous avons un (terrain de) basket-ball dans la cour, et une piste pour le saut en hauteur.
2 fois par semaine on mène les gosses au Lot qui coule à 1 km, mais comme je n’ai pas le droit à l’eau depuis ma dernière alerte, chaque fois que j’ai un orteil dans l’eau, Double-Mètre m’eng…. Enfin m’attrape, et il me dit que ce n’est pas parce que je suis aux assurances sociales qu’il faut que je fasse l’idiote. Elie, il m’arrive une chose formidable, sais-tu : je travaille et je gagne ma vie, ou à peu près !!! [...] Dina.
Commentaire : On note que la maison dispose d'équipements sportifs (vraisemblablement aménagés par les encadrants et financés grâce aux subventions de l'UGIF). Par ailleurs, son fils Pierre Spielvogel nous a effectivement transmis quelques photos de Dina identifiés comme pris à Espère ou lors des baignades dans le Lot. Depuis Espère, comme elle l'indique, des baignades sont possibles à Caillac et surtout à Douelle, où il demeure une plage de nos jours. Pour le reste, l'anecdote contée par Dina confirme que nombre de familles juives sont réfugiées à l'orée de la vallée du Lot, en aval de Cahors.
Lettre du 3 août 1943
Espère le 3 août 1943
11 h le soir
Mon cher Elie
Ce matin j’ai reçu ta lettre du 30, et j’y réponds le plus rapidement possible, bien qu’à cette heure j’aimerais assez me coucher. Hier c’est moi qui ai fait la cuisine pour toute la maison (30 à table) et comme il faisait très chaud, je me suis pas mal fatiguée. Cette nuit j’ai rendu tout ce que je savais (depuis dimanche cela ne colle pas) et aujourd’hui il a fallu que je reprenne le boulot comme d’habitude. Demain lever à 6 h : je vais à Douelle (12 kms) chercher la viande, avec deux grandes filles. Tu vois donc que c’est une marque d’amitié que de t’écrire à cette heure. […] Pourquoi crois-tu qu’Espère n’a pas de gare, c’est Espère-Caillac, encore, et peut-être ne sais-tu pas que Caillac a la spécialité des fraises... Cela t’arrange beaucoup, n’est-ce pas ? […]
Je te communique une petite histoire qui m’a paru gentille. Elle vient d’un journal loufoque qui paraît à Cahors... De New-York - Une mère de famille vient de mettre au monde trois jumeaux. La mère n’a pas voulu les reconnaître, le père non plus. Interrogés, les jumeaux ont déclaré que c’étaient eux qui avaient fait le coup. – C’est tout. Je te parle de tout et de rien, et j’ai sommeil. Je vais aller me coucher. Donc au revoir, et à bientôt j’espère, bons baisers de ta vieille. Dina
N’attribue pas au fait que j’ai fait la cuisine d’avoir été malade toute la nuit ! 29 personnes ont bien digéré, quel succès ! Bye bye ; écris par retour, tu as le temps.
Commentaire : C'est une tradition pour le groupe que de s'alimenter en viande auprès du boucher de Douelle. Il existe pourtant une boucherie plus proche, à Mercuès, mais il faut croire que l'artisan de Douelle fait montre de certaines largesses à l'adresse de l'institution malgré le contrôle strict alors en vigueur sur le plan de la vente de la viande... Enfin, Dina a raison quant à la gare : bien que proche de Mercuès, celle d'Espère-Caillac se situe sur la ligne de Paris. Elle est utilisée pour les voyageurs mais aussi les producteurs de fraises de Caillac qui y embarquent leurs fruits destinés aux Halles de Paris.
Lettre du 10 août 1943
10 août
Mardi soir 11 heures. Je continue ma lettre que je n’ai pas trouvé le moyen de terminer (Je ne suis pas comme toi, je travaille.) […] Dimanche je compte aller au cinéma à Cahors. Je ne sais pas ce que l’on joue, mais je m’ennuie. […] Savais-tu que depuis quelques mois je fais partie des éclaireuses aînées ? Cela t’étonne? Moi aussi ! Cela fait plus de 2 mois que je n’ai pas fait de sorties, car mon centre est St Junien, mais il y a une organisation pour celles qui sont au loin, et ainsi je peux instruire mes gosses qui sont fous de scoutisme. Aimes-tu ce mouvement ? J’avais beaucoup de mal à y entrer car on ne veut pas beaucoup de Nogentais (*). Réponds-moi vite avec ton adresse afin que je t’envoie les quelques photos qui ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Ici tout va bien. Hier j’ai fait la cuisine, mais ce n’est pas la peine de jubiler, je n’avais pas d’indigestion dans la nuit. Je te quitte en t’embrassant affectueusement, Dina.
(*) Note de Pierre: il s'agit ici d'un « code »qui remplace « Juifs »
Commentaire : Dina fait sans doute allusion au cinéma Normandie inauguré en 1937 sur les Champs-Elysées à Paris et dont les dimensions et la capacité évoquent de fait le paquebot transatlantique. A Cahors, pendant la guerre, deux salles sont ouvertes (mais pas tous les jours) : le Palais des Fêtes et l'Eden.
Lettre des 5 et 8 novembre 1943
Espère le 5 novembre 1943
Mon cher Jean (!!)
Note de Pierre Spielvogel : mon père a alors changé d'identité avec des faux-papiers […]
Le film que tu as vu « Promesse à l’inconnue », je l’avais vu à Vichy l’an dernier, ce n’est pas formidable, mais il y a un artiste que j’aime beaucoup. Je veux dire H. Guisol. Tu me parles d’aller au Normandie voir « Le corbeau ». Si tu savais ce que j’aurais envie d’y aller? Tu te rappelles les sandwiches que nous y mangions, et le coup de l’abricot que nous avions fait à Henri ! C’était pour « Les inconnus dans la maison ». Mais il reviendra, le temps des cerises, etc... etc. Pas mal, l’histoire de ta folle et de sa poupée, et quant à la moralité, ne t’en fais pas, je ne pense pas avoir la vocation d’être vieille fille. Tant pis pour mon futur ! C’est bête que tu ne puisses pas venir mais il vaut mieux ne plus en parler. […] Mon cher vieux, il faut que je te quitte, car je dois aller à Mercuès chercher une partie de mes gosses ! Cela ne te dit rien ; Mercuès est un village à 1 km 500 d’ici. Je fais le chemin 8 fois par jour ! Bjè… dzz
Lundi 8 novembre
Mais non, je ne suis pas restée en panne sur cette fameuse route de Mercuès, mais depuis vendredi je n’ai pas trouvé beaucoup de temps, et le peu que j’ai - je fais le courrier pour Sarita (*). Quand Albert était là je n’ai rien foutu, aussi j’avais du travail en retard. Maintenant c’est fini, mais je pense que tu ne vas pas être content encore une fois (!!) du retard que je mets à te répondre.[…] Crois-tu réellement que je voudrais aller en vacances ? Je compte absolument sur toi pour être prévenue en cas de surprise. […] Ici cela va toujours. Un peu fraîchement ces jours-ci et en particulier ce matin (-2!!). Mais tantôt il fait un soleil radieux, et bien couvert il fait un temps épatant pour se balader dans les champs. Sais-tu que je me suis beaucoup attachée à la campagne? Albert se moque de moi, et dit que je ferai une bonne péquenaude !!! Il vaut mieux cela que d’être zazou et cinglé !!! […] J’espère que la santé est bonne chez toi, et tu as bien de la veine, car depuis deux jours j’ai une de ces extinctions de voix […] et cela est dû à ce que je tousse sans arrêt depuis des mois. Le jour où je rentrerai à Paris, je me saoûlerai avec du sirop Roche, et on n’en parlera plus (de la toux, pas de moi). Est-ce que je t’ai déjà dit que je faisais de l’élevage ? J’élève un canard qui s’appelle Donald. Viendras-tu le manger avec moi pour Noël, ou serait-ce moi (quel français!) qui irai le manger avec toi ? Mystère et pastilles Valda (on ne trouve plus de boules de gomme). Il faut que je retourne à Mercuès, mais je t’envoie cette lettre, autrement elle ne partira que jeudi...
- Si G. va à Vic-sur-Cère, dis-lui qu’elle passe me voir et/ou qu’elle me donne rendez-vous à Cahors.
(*) Note de Pierre Spielvogel : surnom donné par Dina à sa mère.
Commentaire : Pour rappel, une partie des enfants scolarisés fréquente l'école du village, alors située sur les hauteurs du petit bourg, l'autre partie l'école de Mercuès, dans le centre du village.
Lettre du 11 novembre 1943
Espère le 11 novembre 43
Mon cher Jean
Ce matin j’ai reçu ta lettre du 8, et je t’en remercie. […] Depuis lundi cela n’allait pas fort, et je suis restée au lit mardi et mercredi. Mais j’ai pris une résolution sage et énergique. Etant donné que je suis de congé demain, je vais à Cahors voir un toubib : 100 Fr à qui m’enlèvera (pas moi... mais ma toux). Prime si on ne la rapporte pas. Est-ce que cela t’intéresse ?
Lettre du 22 novembre 1943
Espère le 22 novembre 1943
Mon cher Jean
Ce matin j’ai reçu ta lettre du 18 (?). Je suis contente de te savoir en bonne santé, et toujours dans l’idée de venir visiter la région. […] Pour le logement, tu logeras chez Jeannette, tu auras une chambre, et un grand pieu pour toi. Je suis comme toi, et je pense que le 1er jour nous jouerons le duo des carpes. Mais je suis bavarde, et je me rattraperai. Impossible de trouver un vélo-remorque dans la région ! Mais je suis sûre que nous trouverons un ersatz… Je suis pressée ce soir, et j’écris à une allure record ! Je vais beaucoup mieux, et je fais très attention, car je veux être en forme quand tu seras là !
Les dernières lettres (décembre 1943, janvier 1944)
Les courriers adressés par Dina, en décembre et janvier, se révèlent précieux dans la mesure où ils permettent de dater avec précision la façon dont la maison va progressivement se vider de ses occupants, et on remarquera in fine que Dina se révèle la dernière encadrante de la maison employée par l’OSE (via l’UGIF) à être restée à Espère (mais pas dans la maison Dupuy, chez les métayer logés à part dans le domaine).
Avant le départ, Dina continue de vivre pleinement sa vie de jeune femme, accueillant des amis de passage, se rendant même au cinéma… Si le danger va croissant pour les institutions juives, et les réfugiés juifs en général, Dina n’en fait pas mention. Elle ne manque pas de savoir que le courrier risque le cas échéant d’être saisi et ouvert…
Le 4 décembre : Elle demande à Elie s’il est bien « rentré de sa fugue ? ». Evoque-t-elle la venue de son « fiancé » dans le Lot ?
Le 6 décembre : Elle indique qu’Albert et Félix sont venus la voir, « plus bruyants que jamais ». Il s’agit d’amis communs (avec Elie), originaires du quartier du Marais à Paris, vraisemblablement établis dans la région durant cette dernière période de la guerre.
Le 13 décembre : Toute étonnée mais visiblement ravie, Dina informe Elie qu’il a neigé à Espère.
Le 16 décembre : Il s’agit d’un courrier et d’une date de la première importance. On lit dans cette lettre : « Ce soir, les derniers enfants partent de la maison ». Elle ajoute que « Léontine s’en va (aussi) » _ il s‘agit Léontine Tyschke, « bonne à tout faire » et que le directeur, Raymond Mendelgwaig, « part dimanche ». C’est-à-dire dimanche 19 décembre 1943.
Le 20 décembre : Dina note dans sa lettre qu’elle passe la soirée chez les métayers.
Le 21 décembre : Dans son courrier, Dina indique assister à une séance de cinéma organisée dans une grange à Mercuès. On y projette « Les Visiteurs du Soir ».
Les 23 et 26 décembre : Dans deux nouveaux courriers, la jeune femme note être allée à Cahors et être passée à la gare pour y prendre ses billets « retour ».
Les 28 et 30 décembre : Deux derniers courriers sont datés d’Espère et laissent à penser que Dina passera le réveillon du 31 chez les métayers.
Un dernier courrier confirme ensuite qu’en date du 18 janvier 1944, Dina est rentrée à Paris.